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22 septembre 2008 1 22 /09 /septembre /2008 11:10

Avouons-le, je ne suis pas un grand amateur d’histoires de canards. Comme tout le monde, j’ai lu le journal de Mickey dans mon enfance mais je n’en garde pas de souvenirs saillant. Les colères de Donald et l’avidité pécuniaire de Picsou ne m’ont jamais vraiment amusé, et à l’âge adulte, j'ai été fort étonné de découvrir la place proéminente qu’occupe Carl Barks au panthéon des comics books.


 
Uncle $crooge (ce nom est mieux réussi que celui de «Picsou) a été créé par Carl Barks en 1947 dans une histoire de Donald intitulée Christmas on Bear Mountain. Ce vieil avare était au départ inspiré par Ebenezer Scrooge, un personnage de Dickens qui apparaît dans la Cantate de Noël. Cette apparition devait être transitoire,  mais le caractère avide et impétueux de Picsou lui a rapidement permis de prendre un rôle plus important. Carl Barks déclarait que ce personnage avait été « un nouveau ressort », et qu’il lui avait inspiré plus d’idées  que Donald dont il ne savait pas toujours que faire. L’imagination de Barks semble intarissable et il est un véritable créateur d’univers, mais il faut admettre que son Picsou reste un pingre caricatural et un personnage de comédie.


 
Après Carl Barks, de nombreux dessinateurs ont adopté ce personnage qui est devenu une vedette dans le monde de Walt Disney, prenant progressivement la place de Mickey et de Donald. Dans la longue liste de ces successeurs, Keno Don Rosa s’est montré sans aucun doute le créateur le plus important. Fan de Carl Barks depuis sa jeunesse, et dessinateur de fanzine pendant les années 1970, il a longtemps travaillé comme ingénieur civil. C’est seulement en 1987 (à plus de 45 ans) qu’il dessine une histoire de Picsou et celle-ci est alors immédiatement publiée par les éditions Gladstone. Don Rosa travaille assez lentement, de façon solitaire, à l’européenne pourrait on dire, en réalisant aussi bien le scénario que les crayonnés, les décors et l’encrage. Il dessine en moyenne 70 planches par années, ce qui est peu dans le monde du comic-book, et son travail se caractérise par une grande minutie. Sa préoccupation majeure semble de respecter scrupuleusement l’univers défini par Carl Barks, dont on reconnait l’héritage aussi bien dans ses récits que son graphisme.


 
La Jeunesse de Picsou (The Life and Times of Scrooge McDuck) a été dessinée entre 1991 et 1993. Elle est parue en comic books chez  Egmont et comporte 12 récits de 15 pages, (numérotés de 1 à 12 dans l’édition française). Rapidement, d’autres chapitres complémentaires se sont ajoutés à cette saga, et ils ont été chiffrés par 00, 3b, 8b ou 8c en fonction de leur place dans la chronologie globale. Cette série reconstitue toute la vie du personnage entre 1867 (date de sa naissance) et 1947, année de la rencontre entre Picsou et Donald dans Christmas on Bear Mountain, le premier récit de Barks. Don Rosa explique dans son site comment cette idée lui est venue après la lecture d’un essai de Jack Chalker (un écrivain de science-fiction) intitulé « An informal biography of Scrooge McDuck ». Cette découverte l’a poussé à relire les 6000 pages dessinées par Barks et à recenser toutes les informations « authentiques » qui permettaient de mieux définir Picsou. Son envie n’était pas de gagner de l’argent avec un « best seller », mais simplement d’assouvir un désir de fan. C’est ainsi qu’il a structuré toutes les informations recueillies sur le personnage pour en déduire une biographie précise, à la fois cohérente et respectueuse du modèle antérieur. Poussé par un souci maniaque de fidélité, Don Rosa a par ailleurs multiplié les récits et les anecdotes pour mieux expliquer les actes de son héros, donnant à son œuvre une ampleur et une intelligence que l’on n’aurait jamais imaginées dans une histoire de canards.


 
J’étais loin de connaître tout cela lorsque j’ai découvert, il y a 7 ou 8 ans, un exemplaire un peu abîmé de la Jeunesse de Picsou dans un marché aux puces. A vrai dire, je l’ai surtout acheté parce que le vendeur n’en demandait presque rien (1 franc suisse), et quand je pense aux merveilles que j’y ai découvertes, ce n’était vraiment pas cher payé.

 Pour obtenir une biographie crédible, Don Rosa s’est d’abord appliqué à préciser les origines de Picsou. Carl Barks ayant déjà évoqué sa jeunesse écossaise et ses débuts de cireur de chaussure, Don Rosa développe avec subtilité ces informations pour préciser le caractère du personnage. Dans le premier chapitre de cette saga, intitulé The Last of the Clan McDuck, Picsou est un bon garçon, au tempérament intègre et travailleur. Sa famille est devenue pauvre et il cherche à gagner de l’argent pour lui venir en aide. Il est déterminé à se comporter honnêtement, mais le destin lui joue un tour par l’intermédiaire de son père qui veut l’endurcir. C’est ainsi qu’après avoir durement travaillé, Picsou reçoit une pièce américaine sans valeur, et qu’il se sent trompé.  Don Rosa modifie de façon subtile un événement qui avait été raconté de manière optimiste par Barks. Cette première pièce fait découvrir à Picsou la méchanceté du monde, et lui enseigne à devenir méfiant et âpre au gain

Autour de Picsou, les personnages entretiennent des liens familiaux complexes, et Carl Barks ne s’est jamais préoccupé d’y apporter de la vraisemblance. La pudibonderie américaine le contraignait à éviter toute allusion (même indirecte) à la sexualité, et c’est pour cette raison que Donald a trois neveux au lieu d’avoir des enfants, que Daisy est son éternelle fiancée et que son ascendance est incertaine en dehors d’un oncle (Picsou) et d’une grand-mère (Grand-mère Donald) qui apparaissent de manière récurrente. Don Rosa reprend tout cela et reconstitue avec patience et simplicité une famille complète. Il déduit de ses recherches que Picsou a deux sœurs, que l’une d’elles (Hortense) a deux enfants nommés Donald et Della, et que cette nièce devient ensuite la mère des trois garnements.

Ce souci d’exactitude a par ailleurs poussé Don Rosa à définir en détail l’ensemble des familles de Picsou et Donald.  Il a créé pour cette raison un monumental arbre généalogique qui  regroupe tous les personnages de Carl Barks, et ce document est devenu la référence ultime en la matière. Précisons qu’il reste tout de même des questions sans réponse, et que de véritables « donaldologues » ont ensuite analysé toute l’œuvre, en élaborant de savantes hypothèses sur les derniers mystères de la famille McDuck. Cet aspect amusant du monde de Picsou dépasse le sujet de ce billet, mais les curieux pourront découvrir dans le blog de Pmspg toutes les réponses à des questions qu’ils ne se sont jamais posés.  Pour Don Rosa, cette reconstitution maniaque n’est toutefois pas une fin en soi, et il s’intéresse aussi à l’évolution des caractères. Il joue avec le temps, et c’est ainsi que nous découvrons un Donald tout jeune enfant qui botte le derrière de son oncle, manifestant ainsi déjà son mauvais caractère.

Pour approfondir la  vraisemblance de son personnage, Don Rosa lui donne surtout une dimension éthique. Tout au long de ses premières aventures, Picsou est honnête, courageux et sympathique. Il défend aussi bien la justice que sa famille, et c’est ainsi qu’en Australie, dans l’épisode 7 (Dreamtime Duck of the Never Never), il abandonne une volumineuse opale dans sa grotte d’origine, pour respecter une tradition locale, renonçant ainsi à une fortune mal acquise.

Picsou a surtout l’esprit de famille, et s’il s’acharne à gagner de l’argent, c’est pour permettre à ses parents de vivre dans le château familial. Il défend au fond des valeurs très américaines, et cet éloge du travail, de la liberté d’entreprise, de l’esprit de famille et de l’appât du gain correspond à une morale capitaliste toute simple. Dans le chapitre 9 (The Billionnaire of Dismal Downs), Picsou retrouve sa famille et prend ses sœurs sous sa protection. Don Rosa montre alors quelques images qui dévoilent son univers intime, par exemple avec ce tableau d’un fils ému qui se penche sur la tombe de sa mère.

Au fils de ces récits qui recouvrent plus de 60 années, Don Rosa multiplie les anecdotes et les événements significatifs qui font évoluer le personnage. Picsou émigre en Amérique pour faire fortune, et travaille comme matelot sur le navire de son oncle (The Master of the Mississipi) où il affronte une première fois les fameux Rapetou. Il devient successivement cowboy dans le Montana, prospecteur dans une mine de cuivre, puis chercheur de diamants dans le Transvaal où il se fait rouler par l’ignoble Gripsou. Il retourne brièvement en Ecosse pour sauver sa famille, avant de repartir à travers le monde, persuadé de rencontrer un jour la fortune. Pendant une vingtaine d’années il échoue dans sa quête de la fortune malgré tout ses efforts mais il garde un optimisme et une énergie inaltérable. Après chaque échec, il trouve de nouveaux amis et repart de plus belle.Cette biographie est située de façon précise dans le temps. Picsou participe à des événements fameux, tels que le naufrage de Titanic, et rencontre plusieurs personnages historiques comme Jesse James (qui attaque le train dans lequel il voyage), Buffalo Bill, ou le futur président Théodore Roosevelt. Dans le savoureux épisode 9 (The Invader of Fort Duckburg), Picsou installe son fameux coffre et sa famille à Donaldville, puis il retrouve Roosevelt devenu président des Etats-Unis. Nous somme en 1902, et le milliardaire nous apparaît une dernière fois sous un jour sympathique, le temps d’une soirée avec son ami au coin du feu, pendant laquelle ils se racontent leurs expériences.

 La jeunesse de Picsou nous raconte une laborieuse ascension vers la richesse, mais elle est également suivie d’un lent déclin vers la tristesse et la solitude. Le sommet de cette histoire se situe au chapitre 8 (King of Klondike) pendant lequel notre personnage doit faire des choix. Picsou y découvre sa première pépite d’or, qui va rapidement faire de lui un millionnaire, et il rencontre aussi l’amour avec Goldie Labelle. C’est par ailleurs dans ce pays glacé qu’il doit lutter contre d’implacables ennemis comme Sloapy Slick qui veut le ruiner. Picsou traverse toutes ces difficultés de façon opiniâtre, et son caractère s’endurcit. C’est ainsi que nous le voyons franchir le col de Chilkoot, image fameuse que Chaplin nous montre également dans la Ruée vers l’Or.

L’énergie déployée par Picsou lui permet de terrasser ses adversaires, mais il est incapable de comprendre les sentiments féminins. Son amour pour Goldie est raconté dans l’épisode 8bis (Hearts of the Yukon) qui est, je pense, le sommet de la saga. Pour mieux comprendre leur rencontre, il faut remonter à Back to the Klondike, un récit antérieur de Barks dans lequel Goldie vole la bourse de Picsou. Celui-ci se venge en l’obligeant à travailler pendant un mois dans sa mine, et une relation mixte d’amour et de haine découle de cette expérience commune. Don Rosa prolonge cette histoire dans Hearts of Yukon, en montrant Goldie qui cherche à attirer Picsou auprès d’elle, et celui-ci qui s’isole dans sa mine par crainte de ses adversaires. Pour mieux parvenir à ses fins, Goldie dépose une plainte auprès du shérif, et Picsou doit lutter contre des accusations injustes. A la fin du récit, il sauve Goldie d’un incendie avant de repartir vers son domaine. Elle lui envoie alors une lettre qui contient une déclaration d’amour.

Picsou hésite devant cette lettre. Il est devenu méfiant, et n’a pas été préparé à comprendre les manœuvres féminines.Ayant choisi l’argent plutôt que l’amour, Picsou consacre toute son énergie à l’acquisition de nouvelles richesses. Dans l’épisode 9 (The Billionnaire of Dismal Downs), il est millionnaire et retrouve l’Ecosse, mais les choses ne passent pas comme il le prévoyait. Sa famille l’accueille avec émotion lors de son arrivée à Glasgow, mais ses concitoyens le rejettent.

 Comment devient-on un vieil avare ? Don Rosa compose habilement son récit, et nous montre comment le caractère de Picsou se modifie de façon inexorable. Il devient méfiant et aigri, et son seul bonheur est l’augmentation de sa fortune, même s'il reste attaché à sa famille. Il emmène ses sœurs en Amérique, puis il fonde Donaldville où il bâtit son fameux coffre-fort pendant l’épisode 10 (Invader of Fort Ducksburg). Sa rapacité fait cependant le vide autour de lui, et durant le 11e chapitre (The Empire Builder from Calisota), ses sœurs finissent par le quitter. Picsou a choisi la part du diable, et au début du 12e épisode (The Richest Duck in the World), nous découvrons le vieillard triste et solitaire qu’il est devenu en 1947.

 Cette histoire monumentale d’une vie, cette fatalité du destin et cette réflexion morale m’ont d’abord fait penser à ces grands romans russes qui foisonnent de personnages et de spéculations morales, mais le véritable modèle du récit est en fait Citizen Kane. Don Rosa nous le confirme avec son amusant pastiche, mais il refuse de rejoindre le pessimisme balzacien d’Orson Welles, et trouve pour son récit une conclusion plus malicieuse. En effet, Picsou fait un bilan de sa vie pendant ce psychanalytique 12e chapitre, et accomplit un ultime effort pour revoir sa famille. Il invite ainsi Donald, le fils de sa sœur qu’il n’a jamais revu, et ce vieux grognon sent revenir une vieille tendresse en découvrant les trois garnements.

Donald se met en colère, et le milliardaire se met à sourire, car il y reconnaît sa sœur. Picsou est interpellé par ses neveux et décide de les emmener à la découverte de son coffre. Après 25 années de déprime, il affronte une nouvelle aventure car les Rapetou l’attaquent à nouveau, et cette adversité lui redonne l’énergie de sa jeunesse.

En choisissant cette conclusion originale et optimiste, Don Rosa réussit un véritable tour de force scénaristique. D’abord, cette fin ouverte respecte un processus assez logique, de même qu’une certaine morale puisque personne n’est définitivement bon ou méchant. Par ailleurs, l’auteur réalise une malicieuse performance en amenant son personnage dans la situation précise définie par Barks en 1947. Cette conclusion de la Jeunesse de Picsou est surtout un commencement, puisque le personnage entame une nouvelle période de son existence, marquée par de multiples aventures avec Donald et ses neveux. Comme Don Rosa l’a annoncé, cette épopée intelligente est d’abord un essai ludique, et « un plaisir d’un fan ».

 

Le dessin de Don Rosa se caractérise par sa fidélité au modèle de Carl Barks, mais aussi par la recherche d’un impossible réalisme. Alors que la représentation des personnages adopte la simplicité du modèle antérieur, les décors sont construits d’une façon plus élaborée et s’appuient sur une documentation précise. Curieusement, Don Rosa déclare dans le Collectionneur de Bandes Dessinées (N° 84) qu’il déteste dessiner les décors, et que cela lui prend beaucoup trop de temps. Cette minutie me semble toutefois être la caractéristique principale de son style, car il est bien le seul à illustrer le monde de Disney avec autant de soin et de détails. Parfois, Don Rosa introduit de l’humour dans cet environnement très travaillé, et cela donne des images fascinantes qui semblent s’inspirer de MAD. On trouve ainsi dans Hearts of Yukon une vignette qui montre Picsou traversant la ville de Dawson, et elle n'est pas très éloignée des dessins de Willie Elder.La jeunesse de Picsou est donc un chef d’œuvre inattendu, qui pétille d’intelligence et qui touche par sa ferveur. Elle permet à ce personnage caricatural d’acquérir une vérité et une profondeur surprenante. Don Rosa introduit aussi de grands moments d’émotion dans cet univers comique, et la dernière image en particulier me parait mémorable. En apparence, elle montre à nouveau Picsou en train de se  baigner dans ses pièces d’or, mais Don Rosa y trouve une autre signification. Si le milliardaire ne dépense aucune de ces pièces, c’est parce que chacune d’entre elles a une histoire. Donald reproche à son oncle d’avoir gâché sa vie, mais Picsou n’a pas que de l’argent, il est également riche en souvenirs.

 Ce vieux grigou cache sa tendresse. Tonnerre de Brest, il avait donc une âme !

 

Dernier détail, les grands dessins de Don Rosa contiennent un signe de reconnaissance qui remplace la signature que Disney lui interdisait d’apposer. C’est le fameux « DUCK », abréviation de « Dedicated to Uncle Carl from Keno », qui est aussi un hommage sincère de l’auteur à son modèle. Comme la société Disney ne voulait pas non plus cette dédicace, Don Rosa l’a soigneusement dissimulée dans certains décors. Ces « DUCK » sont présents dans toutes les couvertures et dans la plupart des grands dessins d’introduction ou de fin de chapitre. Il y en a un dans la dernière illustration ci-dessus, et vous ne l’avez probablement pas vu, mais il se trouve près du coin inférieur gauche du cadre.


 
En France, les récits de la Jeunesse de Picsou ont été réunis en 1998 dans un album broché (uniquement vendu en kiosque) après leur publication dans Picsou Magazine. C’est à ce jour l’album de référence, car il contient non seulement les 12 épisodes de base, mais aussi trois épisodes « bis », dont « Hearts of Yukon » qui joue un rôle capital dans le récit. Une réédition sous le même format a été faite en 2004, mais elle ne contient que les 12 épisodes de base. Cette limite est peut être conforme à la volonté de Don Rosa, mais Goldie y est presque absente et cela appauvrit un peu l’impact de l’histoire. En 2006, un deuxième volume de la « Jeunesse » a été publié avec la plupart des épisodes « bis », mais il est regrettable de fragmenter ainsi cette épopée. Une œuvre aussi aboutie mériterait certainement une belle réédition cartonnée qui reprenne l’intégralité des épisodes.

 

Il existe peu d’articles sur Don Rosa en France, en dehors d’une interview et d’une critique publiées dans le Collectionneur de Bandes dessinées (N° 78 et 84). Heureusement, on trouve de multiples informations sur le Web et il faut d’abord mentionner d’abord INDUCKS, un moteur de recherche qui permet de trouver toutes les histoires des éditions Disney. Le site de Beru contient de multiples planches scannées et vous pourrez y lire en ligne et en anglais la totalité des récits de la Jeunesse de Picsou. Le site des grands classiques a bien résumé tous les épisodes de cette saga, et Don Rosa explique lui-même la genèse de son œuvre dans son « introDUCKtion ». On trouve également divers interviews de Don Rosa, que ce soit en anglais (1, 2, 3) ou en français, et j’ai déjà mentionné le blog de Pmspg dont la longue liste de liens pourra satisfaire les chercheurs les plus exigeants.


Voilà,  j'espère vous avoir donné envie de découvrir ce récit étonnant et indispensable. Don Rosa a reçu un Eisner Award en 1995 pour la Jeunesse de Picsou, et cette œuvre a désormais pris sa place dans le patrimoine mondial. Le dessinateur a raconté depuis de nouvelles histoires du personnage, et il s'agit souvent d’intelligentes suites à d’anciens récits de Barks. Au début de l’année 2008, il a été hospitalisé pour une maladie des yeux, et il se raconte qu’il ne pourra plus jamais dessiner Picsou. Le fandom retient maintenant son souffle.


Post scriptum du 18.11.2008 :
Je découvre tardivement une bonne analyse du caractère de Picsou (et de son évolution dans le temps) chez  Carl Barks.  Cela se trouve en ligne chez Comixture et je vous le recommande.

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14 septembre 2008 7 14 /09 /septembre /2008 08:19

En réécrivant cette légende, les auteurs réalisent leur idée d’une histoire alternative aux livres officiels. La première planche de l’album contient d’ailleurs une introduction révélatrice : « Ce qu’on appelle généralement l’histoire de France n’est qu’un tissu de mensonges qui commence par l’Antiquité gréco-latine et se poursuit par la généalogie de la famille Capet. De cette histoire-là, les français sont absents, car les césars centralistes, qui depuis deux mille ans s’acharnent à former l’hexagone, supportent mal la libre expression populaire et le droit à la différence ». Toute l’œuvre est dominée par ce ton sévère et portée par cette volonté de démonstration.

Passionné par son projet, Auclair a réalisé un important travail de recherche pour illustrer avec réalisme la vie des premiers celtes, et l’univers qu’il dessine parait séduisant et vraisemblable. Il reconstitue de façon minutieuse les sites de l’antique Bretagne, et donne un semblant d’authenticité à de nombreuses scènes. Les auteurs situent les événements dans des lieux géographiques précis, et cette histoire est d’abord une reconstitution habile de la conquête de l’Armorique par les celtes.

Ys est cependant une ville légendaire, et les auteurs ne prétendent pas raconter la vérité des faits. Ils créent plutôt une « contre-légende » qui se veut militante et inspirée par les traditions régionales. Ce projet ambitieux pourrait être séduisant, mais il perd une partie de son charme pendant la lecture .C’est probablement parce qu’il apparaît une étonnante symétrie entre Bran Ruz et l’historiographie que les auteurs veulent dénoncer. Leur récit devient aussi didactique et moraliste que les anciennes légendes chrétiennes ou les livres d’école. C’est ainsi qu’Alain Deschamps compose de longs récitatifs pour accompagner certaines scènes d’action, et la morale finit par étouffer l’épopée.

Ce ton sérieux et cette poésie un peu appliquée me rappellent certaines œuvres de Charles Péguy, défenseur réputé de la France républicaine. Cette comparaison n’est pas honteuse car Péguy est un grand écrivain, mais ce lyrisme un peu lourd enlève beaucoup de charme à cette œuvre qui a une ambition esthétique.

 

Le message politique est évident, et on peut considérer Bran Ruz comme un véritable manifeste régionaliste. Rappelons que le premier chapitre avait été publié uniquement en langue bretonne dans A Suivre, et que de nombreux lecteurs avaient exprimé leur colère devant cet apparent mépris des auteurs (c’est seulement dans l’album qu’ont été publiées côte à côte les planches en français et en breton).

Le dernier chapitre du livre nous ramène aussi à des préoccupations politiques contemporaines. Les auteurs évoquent une « Bretagne bradée, matraquée, irradiée, mazoutée », avant qu’un personnage n’appelle à un rassemblement contre la centrale nucléaire de Plogoff. Pour Auclair, les bretons subissent sans protester une vieille domination gallo-romaine, et la ville engloutie sous les flots devient ainsi le symbole d’une mémoire endormie, et d’une identité appelée à renaître.

 

Cet hymne à la Bretagne s’accompagne d’une célébration de ses paysages. La nature est omniprésente, et Auclair multiplie les images champêtres. Il aime dessiner des scènes muettes, en attribuant un rôle principal à la pluie, à la mer, aux falaises ou aux forêts. Alors que les actions des hommes sont souvent accompagnées de récitatifs pessimistes, la nature apparaît comme l’ultime refuge. Dans certaines séquences d’images, le dessinateur parvient à créer une certaine poésie.

La nature est présentée sous de multiples facettes et, tout au long des quatre saisons, la beauté de ces paysages traverse le temps. A la fin du récit, Dahud est assassinée, Gradlon apparait vieux et vaincu, et Bran Ruz est englouti au fond des flots, alors que la mer et le vent restent les vainqueurs. Les hommes et les civilisations passent, et seules reste la Bretagne éternelle.

Le style graphique se caractérise d’abord par son emphase et son esthétique classique. La majorité des planches comporte 4 à 6 cases, généralement disposées avec recherche. De nombreuses vignettes verticales spectaculaires alternent avec des vignettes horizontales essentiellement narratives. Auclair utilise par ailleurs avec talent les effets d’éclairage et les contrastes que permet le dessin en noir et blanc,

 Auclair dessine aussi de nombreuses images muettes, par essence nobles et imposantes, qui donnent à l’histoire une certaine lenteur. Les cases sont généralement centrées sur un paysage ou sur des personnages qui adoptent des attitudes hiératiques, comme dans certains tableaux classiques. Les séquences dynamiques sont peu nombreuses, et le dessinateur aime composer des suites d’illustrations presque contemplatives, pour lesquelles le texte joue un rôle narratif prépondérant. Il est tout de même capable de créer d’étonnantes successions d'images, avec des changements de plans qui composent un élégant mouvement dans l'espace.

Auclair possède par ailleurs une formation d’acteur de théâtre, et il est capable d’animer ses personnages avec style. On découvre alors un autre type de séquence, avec des personnages qui se déplacent comme des acteurs, et l’absence de texte renforce leur force suggestive.

Le dessin d’Auclair se caractérise par son académisme minutieux. On peut y voir une certaine parenté avec le style des peintres pompiers, car son dessin figuratif respecte scrupuleusement les canons de la beauté classique. Ses illustrations présentent toujours les personnages ou les décors de façon réaliste et précise, et son graphisme cherche à obtenir un aspect « bien fini ». Il faut relever qu’Auclair se considérait avant tout comme un conteur d’histoire, qu’il dessinait avec peine, et dans une interview donnée aux Cahiers de la Bande Dessinée (N° 58), il explique honnêtement son parcours. Il a commencé par dessiner des décors de théâtre, puis il s’est mis à la bande dessinée en s’inspirant de dessinateurs classiques comme Hal Foster ou Alex Raymond, avant de subir l’influence de Jean Giraud. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans Bran Ruz une conception esthétique proche des œuvres d’Hal Foster. De grandes illustrations élégantes sont disposées de façon aérée sur la page, et Auclair cherche à réaliser de beaux dessins plutôt que de créer un mouvement dynamique.

Cette succession d’images statiques donne au texte un rôle narratif principal. Auclair a plusieurs fois insisté sur le caractère exemplaire de sa collaboration avec Alain Deschamps. Au départ, le scénariste écrivait un synopsis de chaque chapitre, qu’Auclair dessinait de façon rapide, puis l’ensemble était rediscuté, et le texte finalement rédigé de façon conjointe. Dans la BD franco-belge classique, les textes sont surtout représentés par des dialogues, et l’action progresse par interaction entre les personnages. Auclair maitrise sans problème cette méthode, mais il a une volonté pédagogique, et le texte devient parfois envahissant.

 En général, les récitatifs sont de brefs textes d’explications qui permettent d’éviter de longs dialogues ou des situations confuses. Chez Auclair, le récitatif prend un autre rôle, et commente les idées de l’auteur sur les événements ou les personnages. Parfois, les dialogues disparaissent et l’œuvre se transforme ouvertement en manifeste politique.

 Dans les scènes historiques, le récitatif recherche un rythme poétique, et s’orne de caractères esthétisants. Le message prend alors un ton moraliste appuyé, et les personnages perdent leurs particularités psychologiques. L’émotion et la spontanéité s’effacent derrière la démonstration et le didactisme.

 Cette lourdeur du texte et ce prosélytisme des auteurs altèrent malheureusement la sympathie que l’on pourrait avoir pour leur entreprise. La lecture de Bran Ruz réveille des sentiments mitigés car, à côté de l’intérêt de découvrir cette époque peu connue, il y a l’ennui de suivre un récit moralisant, proche de la leçon de catéchisme. Au respect que mérite cette œuvre monumentale et élaborée s’oppose un agacement devant le discours militant et parfois arrogant. Les images créent la beauté et l’émotion mais le texte adopte le ton revêche d’un instituteur. La ferveur régionaliste et l’audace de l’entreprise suscitent l’admiration, mais son verrouillage par un dogme politique réduit sa portée artistique. La reconstitution d’une épopée et l'ambition poétique sont bien soutenues par la lenteur de l’action et l’académisme du dessin, mais elle sont finalement gâchées par un mélange de styles, car l’introduction du fantastique devient artificielle lorsqu’elle est mélangée à un discours raisonné. L’histoire met en scène des personnages historiques qui pourraient être passionnants, mais ils sont soumis à un modèle théorique et perdent de leur substance pour satisfaire la démonstration. La richesse de cette œuvre graphique s’associe donc à des contradictions internes. Il en résulte des sentiments contrastés, et surtout un mélange de perplexité et d’admiration. En relisant ces planches marquées par l’emphase, je me suis mis à penser à la Légende des Siècles de Victor Hugo, ces poèmes interminables dont on admire l’ampleur et les trouvailles, mais dont on regrette la lourdeur et que l’on évite de lire en entier. Je n’ai pas relu avec attention, je l’avoue, les longs récitatifs ennuyeux de Bran Ruz, mais je reste séduit par son classicisme appuyé, et l'élégant graphisme en noir et blanc des planches d’Auclair qui continuera probablement à séduire les futures générations.

 

En fait,  Bran Ruz était dès sa sortie une œuvre venue d’un autre temps, suscitant d’ennuyeux questionnements alors que l'on attendait de belles images. Cette épopée historique s'est transformée en un récit désenchanté, et si j’ai été par moment séduit par cette Armorique rêvée,  je suis finalement peu convaincu par ce mirage militant. Cet agacement s'est réveillé pendant mes vacances en Bretagne et, après avoir terminé ce livre, j’ai ressenti le besoin de faire un bon footing. C’est ainsi que je suis parti en direction de la pointe du Van où, en courant le long de la côte, je n’ai pas vu de naufrageurs ni de korrigans. Il y avait une vieille chapelle et de nombreux promeneurs dans ce site magnifique, et j’ai aussi constaté avec dépit que les villas se multipliaient dans ces lieux sauvages. Je pense qu'Auclair n'aurait pas apprécié l'invasion de sa Bretagne éternelle par ces nouveaux adversaires que sont le dollar et le tourisme, car ceux-ci pourraient faire davantage de dégats que 2000 ans de catholicisme.   

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12 septembre 2008 5 12 /09 /septembre /2008 07:31

On croit parfois avoir de bonnes idées, mais à l’usage, elles peuvent se révéler encombrantes. C’est ainsi qu’au moment de partir en vacances en Bretagne, j’ai pensé qu’il était ingénieux d’emporter une BD régionale, pour mieux la découvrir sur place. Mon choix s’est porté sur Bran Ruz, album historique qui m’avait laissé un souvenir ébloui, mais … on devrait toujours se méfier de ses souvenirs. Depuis cet été, je suis embarrassé par ce livre imposant, et après plusieurs lectures agacées et réflexions perplexes, j’ai essayé de remettre en ordre mes tergiversations pour composer cette chronique.

A l’extrémité du Finistère, la côte domine l’océan et les falaises sont balayées par la mer et le vent. On y trouve une jolie petite plage entre la pointe du Raz et la pointe du Van, qui est fréquentée par les baigneurs et les amateurs de planche à voile. Cet endroit se nomme la Baie des Trépassés, peut être en souvenir du cataclysme qui a englouti la ville d’Ys (il faut cependant signaler que la tradition la situe dans la baie de Douarnenez). C’est là que j'ai passé mes vacances, et c'est également au bord cette côte sauvage qu’Auclair fait débuter son récit, en dessinant une nuit de tempête.

 Dans un village des monts d’Arrhée, en 1980, les habitants se réunissent pour un « fest-noz ». Deux chanteurs y entament un « Kan Ha Diskan », sorte de chanson à multiples couplets qui nous raconte la légende du roi Gradlon.

 Leur chant nous ramène au cinquième siècle, peu après l’invasion de l’Armorique par les Bretons. Au bord de l’océan, une tribu celte favorise le naufrage d’un navire en perdition.

C’est chez ces naufrageurs que vit le « rouge », un enfant solitaire qui ne s’appelle pas encore Bran Ruz. Il est considéré comme un idiot, et se réfugie souvent sur la falaise au bord de l’océan. De là, il contemple la lointaine ville d’Ys.

 Rejeté par les siens, l’enfant roux se réfugie dans la nature sauvage. Il contemple le ciel, la plage et les oiseaux. Tenaillé par la faim, il attrape un poisson, mais tout à coup sa proie l’interpelle.

Le « rouge » relâche cette créature qui est en fait un dieu vivant. Ce roi des poissons lui offre le pouvoir de sentir la vie des plantes, de voir avec les yeux des mouettes et de parler aux animaux. Riche de cette nouvelle puissance, l’enfant part à la conquête de la cité de ses rêves.

 Dès lors, l’histoire du « rouge » se confond celle de la ville d’Ys. Après quelques péripéties, l’enfant roux devient l’époux de la princesse Dahud et prend le nom de Bran Ruz. Il rejoint ensuite le peuple de la vieille Armorique pour s’opposer à la tyrannie des celtes chrétiens. Il affronte Gradlon en combat singulier, et l’enfant persécuté se transforme en guerrier triomphant. Bran Ruz devient le maître de la ville d’Ys, mais son règne va être bref. Le prêtre Guénolé, qui refuse d’accepter un retour au paganisme, envoie un commando pendant la nuit pour assassiner les gardes et ouvrir les vannes qui protègent Ys de l’océan. Bran Ruz, Dahud et tous les habitants de la ville disparaissent dans les flots

Cette histoire est parue en épisodes dans  A Suivre entre 1978 et 1980. Ce journal mensuel voulait remplacer la traditionnelle série centrée autour d’un héros par une nouvelle formule, le roman en bandes dessinées. Ce concept commercial  a stimulé l’ardeur de Claude Auclair qui s’est emparé avec vigueur de ce nouvel espace créatif. Il a conçu un récit de grande ampleur, destiné aux adultes, et s’est associé avec un nouveau scénariste, Alain Deschamps. Ensemble, ils ont élaboré une œuvre ambitieuse, en rassemblant plusieurs thèmes qui leur tenaient à cœur tels que la culture celtique, la révision de l’histoire officielle, la défense des traditions populaires et la lutte contre une politique centralisée. Cinq ans de travail leur ont été nécessaires avant d'aboutir à la publication de Bran Ruz en album.

 

La légende classique raconte que la ville d’Ys s’enfonçait lentement dans la mer, et qu’une haute digue empêchait l’eau d’y pénétrer pendant les marées. Une grande porte en bronze permettait de fermer les remparts, et seul le roi Gradlon en possédait la clé. Dahud, sa fille, était une débauchée qui organisait des orgies, malgré les sermons de Saint-Guénolé, et Dieu décida finalement de la punir. Un soir, un mystérieux cavalier arriva dans la ville. Après avoir séduit la princesse, il lui demanda d’apporter la clé qui se trouvait au cou de Gradlon. Dahud alla donc voler cette clé pendant le sommeil de son père, puis le diable ouvrit la grande porte de la cité, permettant à la tempête d’y pénétrer et d’engloutir toute la population.

 

Auclair et son scénariste adaptent cette légende en inversant sa perspective morale. Ils transforment les rôles des personnages, et Dahud devient ainsi une héroïne de la cause armoricaine, qui lutte contre la dictature des envahisseurs chrétiens. Fille d’une magicienne, elle est d’abord amoureuse de son père et cherche à l’influencer pour lutter contre Guénolé. Cet amour les conduit à l’inceste et lorsque Dahud tombe enceinte, il faut lui trouver un mari. C’est ainsi qu’elle rencontre Bran Ruz, frêle adolescent qu’elle finit par aimer. Elle vit de spectaculaires retournements amoureux, mais cette femme passionnée défend toujours la même cause. C’est une militante qui lutte avant tout contre les prêtres, et qui défend la vieille religion païenne. Ce personnage fier devient par moment la voix de la Bretagne, et si le caractère de Dahud reste crédible, elle ressemble parfois davantage à une icône qu’à un personnage vivant.

 Le roi Gradlon est un conquérant prestigieux, mais ce soldat est partagé entre sa mission de défendre la chrétienté et son amour pour sa fille Dahud. Il se montre indécis et finit par être dominé par les religieux, en particulier Guénolé qui n’hésite pas à l’invectiver. Le portrait de ce roi légendaire est composé avec finesse et nuance, et les auteurs ne cherchent pas à arranger ce personnage trop humain. Gradlon se comporte avec dignité, même lorsqu’il perd son titre de roi, et c’est lui qui est finalement le plus touchant dans cette histoire.

 L’évêque Kawrentin (Saint Corentin) et le moine Guénolé (Saint Guénolé) sont les évangélisateurs historiques de la Bretagne. Les portraits composés par Deschamps et Auclair sont ambigus, en particulier celui de Guénolé qui se montre prêt à tout pour faire triompher le christianisme. Ce fanatique cite à tout moment des extraits de la Bible, mais dans sa bouche, ce discours prend les accents de la haine.

 Et puis il y a ce personnage principal dont la conception ne me semble pas vraiment réussie. Bran Ruz est d’abord un enfant persécuté, et ce portrait initial reste simple et crédible. On pouvait attendre que son caractère change après l'acquisition d'un pouvoir magique, mais il ne l’utilise finalement pas beaucoup. Sa rencontre avec un fantasmatique roi des poissons lui donne une nouvelle assurance mais son ascension sociale est plutôt liée à la chance. Sa personnalité reste mal définie et Bran Ruz est surtout balloté entre des puissances qu’il ne maitrise pas. Une fois marié à Dahud, il devient un guerrier redoutable, et cette transformation rapide est aussi surprenante que peu convaincante. On peut supposer que ce personnage résulte de la synthèse de plusieurs intentions, et d’abord de la nécessité de trouver un héros breton. Bran Ruz est surtout un personnage programmatique avec sa chevelure rousse (qui l’identifie à un réprouvé), son destin tragique (il meurt à cause d’une trahison), sa capacité d’être en communion avec la terre, et sa lutte contre l’intolérance chrétienne. Il concrétise le message politique des auteurs, mais je trouve qu’il manque de chair et d’épaisseur psychologique. Il peut être un amant convenable pour la princesse Dahud mais il est un piètre héros dans sa lutte contre les chrétiens, et les auteurs ont mieux conçu leur fresque historique que la psychologie de leur personnage. Avant d’être englouti dans les flots, Bran Ruz exprime sa colère de façon théâtrale et ce dernier message, aussi bien que son ton prophétique, me parait bien artificiel.

La suite dans deux jours. Merci de votre patience !

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5 septembre 2008 5 05 /09 /septembre /2008 07:37

J’aime lire différents styles de bande dessinée. J’apprécie tout autant les grands classiques que les productions commerciales, les vieilles BD éducatives, les comics strips au charme suranné, les récits d’art et d’essai, et même les œuvres maudites, oubliées ou jamais publiées. Et puis, il y a maintenant la bande dessinée pour adulte, d’apparition récente mais qui compte déjà plusieurs chefs d’œuvre irréfutables tels que Maus, l’Ascension du Haut-Mal, Jimmy Corrigan, Palestine une nation occupée, et Daddy’s Girl.

 Daddy’s Girl est une livre rare, un véritable brûlot qui raconte une douloureuse histoire d’inceste. L’album comporte quinze récits de longueur variable (de une à dix pages) qui ont une source autobiographique. Ils décrivent l’adolescence de Lily au sein d’une famille américaine pendant les années 1960 et ce personnage semble être un double de l’auteur. Initialement publiés entre 1992 et 1993 dans divers journaux, ils ont été rassemblés en album par Fantagraphic en 1996. Leur traduction française a été faite en 1999 par l’Association, et je vais brièvement présenter le premier récit, intitulé Visiteurs dans la nuit, qui domine tout le livre.

 Lily et Pearl, les deux filles de la famille Meier, sont couchées dans leur chambre. Lily est en train de lire mais sa sœur cadette lui demande d’éteindre la lumière. Elle finit par le faire à contre cœur, car elle appréhende ce qui va se passer.

 Le strip suivant est insupportable, et il est d’ailleurs impossible de montrer cela sur le Web. Debbie Drechsler nous montre sans détour la jeune fille obligée de subir une fellation.

Lily descend ensuite dans la cuisine où elle se gave de cookies, jusqu'à en être malade, afin de ne plus sentir le « goût de papa », puis elle remonte dans sa chambre.

 Le lendemain, Lily a mal au ventre, mais sa mère ne veut rien entendre.

Une fois à l’école, Lily se met à vomir dans la salle de classe. Sa maîtresse l’amène aux toilettes, avant que sa mère vienne la rechercher.

 Il est difficile de contrôler une réaction de colère et de révolte en lisant cette histoire étouffante. La découverte de ces images a d’ailleurs provoqué des réactions contrastées (d’admiration autant que de haine) chez les premiers lecteurs du New York Press. Ce récit a une telle force, et il exprime une telle souffrance, que sa lecture devient intolérable. Ces sentiments d’indignation et de dégoût pourraient inciter à rejeter ce livre plutôt que de le comprendre. Il faut en fait l’apprécier pour ce qu’il veut être, à savoir une œuvre d’art.

 

La force de cette œuvre s’explique d’abord d’un vigoureux travail sur le dessin. Debbie Drechsler était une illustratrice reconnue dans son métier avant de faire de la bande dessinée. On peut d’ailleurs découvrir certains de ses travaux sur son site Web, et son style se révèle surprenant. L’aspect léger et coloré de ces images contraste de façon frappante avec la noirceur de Daddy’s Girl.

 Les lecteurs de bandes dessinées savent bien que l’important, ce n’est pas de faire du beau dessin, mais c’est surtout de « dessiner juste ». Les œuvres qui s’écartent de certaines traditions « bédéphiliques » (telles que les comics-book ou la ligne claire) restent toutefois susceptibles de créer une certaine confusion. Le dessin de Debbie Drechsler a ainsi suscité des critiques mitigées sur le Web mais pour ma part, je pense que ce travail graphique est une réussite majeure, parce qu’il est approprié à son sujet. Essayons de détailler cette idée avec des exemples.

 

La première caractéristique de ces planches, c’est leur densité. La mise en page parait simple, mais les vignettes sont serrées les unes contre les autres, et l’œil peine à les séparer. De plus, chaque image est surchargée de hachures ou d’éléments décoratifs qui sont cernés d’un trait noir large et appuyé. Prenons par exemple cette planche tirée d’un autre récit, La grande nouvelle. Elle montre Lily qui souffre de la perspective d’un nouveau déménagement et de l’obligation de quitter son petit ami.

 Le regard se perd dans cette profusion obscure. Il semble y en avoir trop de noir mais il faut se méfier de nos habitudes (cela me rappelle d’ailleurs une critique idiote de l’empereur Joseph II qui trouvait que la musique de Mozart contenait beaucoup trop de notes). L’herbe, les arbres ou le sol sont tracés de marques épaisses qui assombrissent les cases, et les personnages se distinguent difficilement du décor. Il y a bien sûr le texte, plus facile à déchiffrer (et seul repère rassurant) mais l’image reste essentielle. Pour la décoder, il faut aller voir certaines vignettes de plus près.

 En contemplant ces images, je suis frappé par leur déséquilibre. Non seulement les personnages sont regardés avec une vue plongeante, mais le sol semble déformé et il s’incline de façon incompréhensible. Lily se sent glisser dans un monde qui a perdu son sens et l’image illustre ses sentiments avec efficacité. Par ailleurs, dans la deuxième vignette, le sol du magasin est décoré de motifs géométriques envahissants (qui pourraient correspondre à un parquet) et cela produit un effet de masse qui engloutit les autres détails. Pour échapper à ce décor sophistiqué, il faut agrandir encore (impitoyablement) le dessin autour de la jeune fille, pour mieux en comprendre les détails.

 Les formes se simplifient et deviennent même gracieuses. L’image est toujours dominée par le noir mais elle redevient évidente, avec ces sucreries qui s’accumulent sur le comptoir à côté d’une serviette. Une fois épuré de son décor, ce fragment de dessin trouve une apparence paisible, et on y découvre un lien de parenté avec d’autres illustrations de Debbie Drechsler.

 Une autre caractéristique de ces images, c’est qu’on y trouve une savante désorganisation de l’espace. La dessinatrice semble ignorer les règles de la perspective, et ses décors n’ont pas de profondeur. Regardons par exemple deux autres vignettes tirés de La grande nouvelle (planche 1).

 Ces images sont facilement lisibles, mais les volumes sont aplatis. Habitué à la photographie, notre œil a de la peine à les trouver jolies. Debbie Drechsler explique ses préférences dans une interview que l’on peut lire sur Du9. Elle déclare paradoxalement que « en tant que dessinatrice, j’ai tendance à tomber dans le piège du rendu réaliste », en ajoutant qu’elle doit « lutter contre ce penchant » et que si elle ne le fait pas, son travail devient ennuyeux. Ecoutons-la encore : « j’aime jouer avec une approche qui consiste à voir jusqu’où je peux réarranger les lois de la physique, sans que leur réalisme ou leur justesse n’en pâtisse ». Il y a donc une recherche esthétique, et celle-ci n'est pas gratuite. Même si Debbie Drechsler ne le précise pas, je pense que ce graphisme dérangeant correspond à un choix narratif. Il y a une intention de ne pas faire joli et d’éviter toute banalité rassurante. L’absence d’un rendu correct des volumes, de même que l’aspect surchargé des dessins lui permet de déformer le réel, et son univers prend une apparence sombre et tourmentée. La dessinatrice cherche à bousculer le lecteur, dont le malaise en face de ces images devient un miroir de la tourmente éprouvée par le personnage principal. Daddy’s Girl raconte les souffrances intérieures d’une petite fille, et le graphisme nous le rappelle constamment, même lorsque le récit concerne un événement anodin.

 

A ce stade, il devient intéressant de comparer Daddy’s Girl avec une œuvre équivalente comme l’Histoire d’un vilain petit rat. Dans ce « graphic novel », Bryan Talbot raconte la fuite émouvante d’une jeune fille désespérée à travers l’Angleterre. Elle parvient dans le Lake District, et dans ce décor verdoyant et paisible, on contemple, sans vraiment les comprendre, son désespoir et ses accès de colère. C’est un joli récit, presque documentaire, peut être un peu trop paisible par rapport à son sujet qui concerne aussi une enfance abusée.

Contrairement à Bryan Talbot, Debbie Drechsler nous plonge d’emblée dans un monde torturé. Elle nous montre de façon explicite l’abus sexuel et illustre cette histoire d’un dessin savamment surchargé. L’inceste, c’est d’abord une souffrance, et ce récit nous rappelle que les véritables enfers sont psychologiques. Ivan Denissovitch peut vivre dans le Goulag avec l’impression intermittente d’avoir été heureux, mais Lily doit survivre au milieu d’un enfer intérieur, et Debbie Drechsler nous raconte de façon terrifiante ses cauchemars.

 Ce livre raconte une enfance abusée, mais la majorité de ses récits évite de le répéter de façon explicite. Comme la plupart des enfants, Lily possède de remarquables facultés de résilience. Elle va à l’école, se fait des amies et fréquente des garçons. Dans Claudia, l’héroïne se promène avec son amie dans la forêt. Si la végétation reste sombre et épaisse, le récit prend un ton léger et bucolique. Il devient un moment de respiration au milieu de cette histoire étouffante, et certaines cases prennent l’aspect de petits tableaux.

L’auteur varie avec intelligence le sujet de ses récits, mais c’est pour mieux nous montrer les conséquences de l’inceste sur la vie sociale et sentimentale. Dans La mort de l’hiver, Lily constate qu’elle est enceinte et doit se faire avorter. Cette histoire ne nous épargne aucun détail sordide, mais elle est illustrée par de magnifiques effets de bleu, et elle se termine par une promenade nocturne en plein hiver qui atteint une grande émotion poétique.

 La dureté des situations et la précision des détails donnent à ce récit l’allure d’une simple confession. Debbie Drechsler corrige toutefois cette idée, et dans son interview (déjà cité) elle affirme qu'il s'agit d'une œuvre de fiction. Elle explique avoir « repris des éléments qui s’étaient réellement passés » et d’avoir « construit et façonné à partir d’eux des histoires qui fonctionnaient mieux que la vérité brute ne l’aurait fait ». Il fallait que les personnages soient fictionnels pour qu’elle puisse raconter son enfance, mais son travail garde tout son authenticité.

 

Il existe peu d’études sur l’œuvre de Debbie Drechsler, et il faut rendre hommage au site Xeroxed qui a mis en ligne un remarquable dossier (dont l’interview qui a été reprise ensuite par Du9). Le Comics Journal (N° 249) a publié un entretien détaillé dont un extrait peut être lu sur le Web, et il existe également une interview faite par Reality. Le site personnel de l’auteur contient peu d’informations, mais il permet de découvrir la variété de son travail d’illustratrice.

 

Après avoir terminé Daddy’s Girl, Debbie Drechsler a raconté la suite de l’adolescence de Lily et Pearl dans Summer of Love. Cet étrange album se caractérise par l'utilisation d'une inhabituelle bichromie (vert et brun) et il présente un ton moins dramatique. Contrairement à ce que le titre pourrait suggérer, il n’a rien de nostalgique et la dessinatrice décrit avec dureté (mais aussi avec finesse) les échecs amoureux et les difficultés relationnelles des deux adolescentes. Ce deuxième livre pourrait bien être le dernier, car la dessinatrice est depuis retournée à son métier d’illustratrice. De son propre aveu, elle n’a plus rien à raconter sur cette famille, et elle se sent apaisée.

 

Ainsi, Daddy’s Girl est un récit essentiellement autobiographique qui extériorise avec violence une certaine souffrance. Toutefois, loin d’être un simple jaillissement spontané, ce livre apparaît comme une œuvre mûrie, composée de façon réfléchie, arrangée comme une fiction, et enluminée par un graphisme minutieux. Telle une artiste, Debbie Drechsler a repris de vieux souvenirs presque oubliés pour reconstituer cette histoire impitoyable. Elle vit maintenant apaisée en Californie et nous laisse ce livre dérangeant et salutaire qui amène la BD à la hauteur du grand art.

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30 août 2008 6 30 /08 /août /2008 11:14

Il y a des bandes dessinées que l’on relit tellement, pendant des années, que cela en devient un mystère. Au début, on relit une histoire pour mieux comprendre son ensemble, et pour savourer les détails du dessin. Il y a ensuite l’envie de retrouver certains gags, ou tout simplement le besoin de confirmer le premier regard et de préciser son jugement. A un stade ultérieur, il y a les histoires que l’on relit plusieurs fois pour la richesse de leur contenu, parce que leur complexité nous laisse espérer de nouvelles découvertes. Et puis, il y a l’œuvre que l’on relit sans arrêt, sans se lasser, des dizaines de fois, bien qu’on en connaisse tous les détails, parce qu’on y trouve quelque chose de plus. A ce stade ultime, on ne lit plus une histoire illustrée mais on contemple une œuvre d’art. L’ouvrage a une sorte de beauté inhérente au Neuvième Art, qui ne se réduit pas à la qualité du texte ou de ses dessins. On le relit « pour le plaisir du medium » en quelque sorte, fasciné les séquences d’images.

 

Certaines créations de Maurice Tillieux appartiennent à cette catégorie, en particulier Gil Jourdan dont les dix premiers albums atteignent une espèce de perfection. Je vais concentrer mes commentaires autour d’une planche de Surboum pour 4 roues, d’abord parce que son contenu me semble exemplaire, mais aussi et surtout parce que le charme des histoires de Tillieux provient de petits détails qu’on ne détecte qu’au moyen d'une lecture rapprochée. C’est une page que je revois souvent, et sa lecture réveille en moi une sorte de bonheur.

Rappelons brièvement le contexte. Gil Jourdan et Libellule enquêtent dans un petit village au milieu de la France, dans la région des Causses. Des gangsters y préparent l’attaque d’un fourgon bancaire, et comme on peut s'y attendre, ce plan minutieusement préparé va échouer lamentablement. Dans cette fameuse page, le chef définit le programme de chacun de ses comparses, et ce moment classique (véritable figure imposée dans un récit de gangsters) permet à Tillieux de révéler tout son talent de narrateur.

 

Regardons d’abord cette planche en entier. Elle a une structure très conventionnelle, avec quatre bandes de hauteur régulière. Les vignettes ont en revanche une largeur variable et nous montrent un groupe de gangsters. Elles s’élargissent ou se resserrent en fonction des personnages qui parlent, et le dessinateur ne recherche aucune sophistication.

« Ils étaient quatre dans un baraquement de la Sofrex », une phrase toute simple qui introduit un plan général. L’œil du spectateur est placé au fonds de la pièce et il y reste pendant toute la scène.  Les bandits sont assis autour d’une table, et le chef de bande se tient debout. Un personnage (le « prof ») est en bras de chemise et il a gardé son chapeau, alors que celui qui lui fait face (le «catcheur ») est habillé d’une salopette. On est dans un milieu rustique et chaque bandit est bien individualisé. Tillieux aime dessiner des « trognes » qui restent ensuite bien reconnaissables.

Tillieux maitrise avec finesse la représentation d’un décor. Il sait qu’une narration efficace ne nécessite pas de redessiner à chaque case les éléments du fonds de la pièce, car l’œil se souvient de ce qui a été montré (et peut le recréer mentalement dans les images suivantes). Dans cette vignette, le dessinateur détaille avec précision les papiers, les bouteilles et le matériel qui s’empile sur les rayonnages, de même que le tuyau au fond de la pièce. Il ne les montrera plus par la suite.

 Le cadre se resserre sur le chef qui continue à parler. On remarque son visage dur, ses yeux plissés, son maintien arrogant et son sourire satisfait, tandis que son discours a relativement peu d’intérêt. C’est une case intermédiaire qui ne semble pas apporter grand-chose, et on remarque la mine ahurie du catcheur qui reste silencieux. On attend qu’il se passe quelque chose mais Tillieux alourdit cette atmosphère, en prenant son temps.

 La vignette suivante se focalise sur le schéma et la main du chef, et elle ne semble pas avoir d’autre utilité que de varier les plans. Pour une fois, on ne voit aucun visage, et l’attention se fixe sur les explications techniques. L’information apportée par le dessin est insignifiante, mais elle donne un semblant de sérieux à cette page. Il s’agit encore d’une case de transition mais ce temps mort va permettre à Tillieux de jouer sur les contrastes. Il n’y a pas encore d’humour dans cette scène qui respecte à ce stade les standards du genre policier.

Le chef continue ses explications sur un ton triomphal, et le catcheur laisse éclater son admiration. « Ca, c’est goupillé ! ». Cette réplique semble au départ banale, mais Tillieux va la transformer en gag.

 Le monologue se transforme alors en dialogue. Le catcheur prend de l’assurance et commente chaque explication avec une mine ébahie. Je trouve ce « ça c’est mon boulot » d’une drôlerie irrésistible. Comme le déclarait autrefois Goscinny, les imbéciles sont précieux dans une histoire, puisque ce sont eux qui nous permettent de rire.

« Lui ! ». Cette vignette est importante dans cette séquence, car cette réplique porteuse de mystère fait basculer l’équilibre des forces. Le catcheur prend la vedette et le comique devient prédominant. Par ailleurs, que désigne son doigt ?  Durant mon adolescence, je croyais que la main de cet ahuri nous indique son chef et qu’il tourne son regard vers le « public », comme le ferait un comédien de théâtre. Je riais de ce « lui » admiratif, de ce commentaire béat du personnage devant un discours auquel il n’a peut être rien compris. Plus tard, j’ai pensé en revoyant cette image que le catcheur désigne tout simplement le comparse qui va prendre la parole à la case suivante. Cette interprétation est moins drôle, mais redoutablement logique. Toutefois, le geste de cette main est ambigu, et je pense qu’on peut l’interpréter de différentes manières. On pourrait aussi penser, par exemple, que le doigt du catcheur se tourne vers le lecteur !

 Petit aparté : ce « lui » est un gag qui m’a accompagné pendant une bonne partie de ma jeunesse. Je me rappelle en avoir parlé avec mon frère, et c’était un petit moment de bonheur. Parfois, il nous arrivait parfois d’écarquiller les yeux, de pointer quelqu’un du doigt, et de s’exclamer « lui ». Cela nous semblait toujours drôle.

 

Toni « le martiniquais » prend la parole, et le ton redevient sérieux. Son visage est dur et il parle la cigarette au bec.  Il est de ceux à qui on ne la fait pas et l’ambiance change. Sa question fuse, et la tension monte, même si le chef ne se départit pas de son sourire satisfait. A relever que le catcheur est déplacé derrière Toni, alors qu’il était devant lui (et à sa gauche) dans les autres images. Cette petite contradiction (qui pourrait stimuler les pinailleurs) signale surtout une vraie mise en scène. L’humour s’efface momentanément derrière l’histoire policière et le propos technique.

La nouvelle image semble répéter la précédente. Elle n’apporte rien de nouveau, car Toni questionne et le chef répond. Ils semblent se toiser, alors que le décor s’efface. C’est peut être une image inutile, mais Tillieux y intensifie son ambiance et le caractère des gangsters. Je pense que la plupart des scénaristes actuels abandonneraient cette case de transition. 

Retour à un plan général sur les quatre protagonistes, et le discours du « prof » qui donne une dernière explication. Un petit élément de décor réapparait à côté de ce dernier, mais il n’y a plus de fenêtre ni de tuyau. On sait qu’ils sont là, et seule une boite de conserve (ouverte) nous rappelle que tout se passe dans un baraquement. C’est alors que Catcheur reprend la vedette.

Tillieux a le sens de la formule, et il y en a toujours deux ou trois dont on se souvient dans chaque album. Son « ça s’est goupillé » est une des trouvailles majeures de Surboum pour 4 roues. Dans un premier temps, elle conclut de façon ingénieuse (et malicieuse) aussi bien la scène que la planche.

  Cette sentence est réutilisée avec de petites modification dans la séquence suivante, qui montre l’attaque du fourgon bancaire. En fait, le véhicule est vide, et les gangsters se rendent compte qu’on leur a tendu un piège. Ils s’enfuient en voiture et l’histoire se transforme en farce.

 Puis en dernière page, lorsque tous les gangsters sont arrêtés, on entend une dernière fois cette réplique du catcheur. C’est à chaque fois plus drôle et Tillieux démontre son génie du gag.

 Surboum pour 4 roues paraissait à raison d’une page par semaine dans le journal Spirou, et toute l’histoire est rythmée par ce découpage hebdomadaire. Chaque fin de planche devait trouver une conclusion partielle. Le plus souvent, le scénariste introduisait un imprévu, une exclamation ou un suspense, afin d’inciter l’achat du journal suivant. Tillieux utilise aussi ce procédé, mais avec parcimonie et plutôt que de jouer avec l’attente du lecteur, il aime terminer ses pages avec malice par un bon mot, ou en créant une petite conclusion intermédiaire. Dans cette planche, la réplique du catcheur est à la fois un gag et une habile fin du dialogue. On peut quitter la dernière image (et attendre la suite pendant une semaine) sans ressentir de frustration.

 

A quoi tient finalement le charme de cette page ? Il est vrai qu’on y retrouve les ingrédients que Tillieux a toujours utilisés, comme la création d’une atmosphère à la fois réaliste et étrange, reposant sur des personnages typés, des décors simples mais suggestifs, et des dialogues rythmés. Il y a ces saillies d’humour, sous la forme de bons mots, de situations comiques ou d’affrontements de caractères, qui dynamitent à intervalles réguliers le déroulement d’une enquête initialement banale. Il y a aussi ce plaisir de découvrir l’apparente parodie d’une séquence policière mille fois racontée. Mais tout cela est-il suffisant pour la relire aussi souvent ?

 

Il y a je crois un vrai mystère dans ces récits que l’on n’a jamais fini de redécouvrir. Les critiques ont souvent insisté sur le cocktail d’humour et de mystère, et aussi sur les scènes de « casse » que Tillieux se plaisait à dessiner. C’est vrai qu’on en trouve beaucoup, en particulier dans Surboum pour 4 roues, mais j’y vois plutôt une sorte de jeu ironique avec la matière. Il y a parfois des histoires de poursuite, mais Gil Jourdan n’est pas une série qui repose sur l’action ou le spectaculaire. Comme l’illustre cette fameuse planche, la plupart des récits sont racontés sur un rythme tranquille, sans utilisation de suspense, avec des images pauvres de décor (ce qui ne les empêche pas d’être suggestives) qui illustrent simplement les dialogues des personnages. Tillieux rajoute par ailleurs des images qui ne semblent pas avoir d’utilité précise, pour prolonger l’ambiance. Ces vignettes ralentissent l’action, intensifient le banal, et nous emmènent vers des chemins de traverse. Il se concentre sur des détails (comme le plan dessiné par le chef des gangsters) qui ne semblent pas avoir d’intérêt scénaristique ou esthétique et, paradoxalement, il capte ainsi notre attention. Il nous plonge au milieu de petits événements quotidiens, mais ceux-ci apparaissent décalés, parfois insolites, ou même amusants. Il invente une réalité chimérique, mais son charme nous donne envie de croire à son existence. Il multiplie les explications sur les actes de ses personnages mais l’univers qui en résulte garde une épaisseur énigmatique. Plus on relit ses pages (qui ne sont pas toutes réussies, loin de là), et plus on se laisse hypnotiser par ce faux réel, cette stylisation de la France profonde et cet amour des petites gens et du quotidien.

 

La banalité voulue de cette planche me semble donc exemplaire des albums de Gil Jourdan. On y retrouve ce faux rythme et cette épaisseur des personnages, de même que ce réalisme caricatural et cet humour mélangé à un ton sérieux qui représentent la quintessence de l’art de Tillieux. Avec son introduction lapidaire et sa conclusion ironique, cette planche m’apparaît absolument parfaite.


Depuis quarante ans, j'ai toujours du plaisir à la contempler.
 

Merci monsieur Tillieux.

 

Ca c’est goupillé !

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25 août 2008 1 25 /08 /août /2008 06:34

J’aime les belles images, et j’aime donc les dessinateurs qui « donnent à voir ». C’est ainsi qu’en 1983, j’ai été saisi par cette histoire de Barry W. Smith publiée dans le N° 16 d’Epic.

 On parle peu de ce dessinateur en France, bien qu’il soit un auteur majeur du 9e art. D’origine anglaise, il a fait ses débuts chez Marvel où il est devenu rapidement célèbre en adaptant au comic-book le Conan de Robert Howard (1970). J’avoue que cette série, publiée en album grand format par les Humanoïdes associés, puis reprise dans divers fascicules, ne m’a jamais vraiment impressionné. En la revoyant aujourd’hui, j’admet que Barry Smith s’y dégage intelligemment de l’influence de Jack Kirby et qu’il laisse apparaitre un style personnel.

 

En 1971, Barry W. Smith quitte Marvel et le monde des comic books pour fonder une compagnie indépendante, Gorblimey Press. Il y publie diverses illustrations à tirage limité, et développe un style généralement qualifié de « préraphaélite ». C’est avec ce graphisme un peu maniéré que l’artiste confirme durablement sa réputation. Il s’associe en 1975 avec Mike Kaluta, Jeff Jones et Bernie Wrightson pour fonder le Studio, une sorte d’espace commun où ils travaillent ensemble pendant quatre ans.

 Barry W. Smith travaille pendant 10 ans comme graphiste indépendant mais il ne perd pas son intérêt pour les comic books. Il rêve en fait de produire une œuvre qui échappe aux contraintes des grands éditeurs. Après quelques essais avortés, dont une tentative de raconter The real Robin Hood,  il réalise en 1982 un court récit qui concilie ses exigences de qualité graphique et sa passion du récit illustré. C’est The Beguiling, paru en février 1983 dans le magazine Epic, sur lequel je vais m'attarder.

 

Dans un monde médiéval, un jeune chevalier regarde pensivement ses amis s’affronter à l’épée. Il se désintéresse de leurs combats futiles et rumine son obsession.

 Il se promène dans le jardin du château de Caerlyon et y croise des couples d’amoureux. Il se dirige vers un mur recouvert par un massif de roses.

Il contemple ces fleurs, puis il essaie d’en toucher les pétales. Soudain la rose s’anime !

Derrière la fleur surgit une créature qui semble être un serpent, puis une femme apparaît.

S’agit-il d’une femme, d’un ange ou d’une illusion. La silhouette se confond avec le massif de roses dont le chevalier hume les parfums. Il se met à douter et relève la tête,  mais elle est toujours là.

 Elle l’invite à le suivre à travers le mur. Il tend sa main et se rend compte qu’elle traverse les pierres. Il s’engage alors à la suite de l’ange ailé.

Est-ce une magie bienfaisante, ou alors une farce cruelle ? Le chevalier est désormais transformé en statue.

Perdu dans sa rêverie, éternellement beau et immobile dans ce monde enchanté, il a trouvé l’amour éternel.

The Beguiling est une œuvre inhabituelle, aussi bien par son ambition graphique que par la durée de son élaboration. Barry W. Smith a pris une année pour dessiner ces 8 pages qui visent un impossible compromis entre l’art séquentiel et l’illustration. Elles ont été traduites en français et publiées dans un journal dont je n'ai malheureusement pas la référence précise. Elles sont aujourd'hui oubliées et, les croyant introuvables, j’étais très fier de les mettre en ligne, mais voilà qu’en inspectant le site officiel de Barry W. Smith, je constate que l’histoire entière peut être lue sur le Web. Vanité, vanité… mais bien que j’aie le sentiment d’avoir scanné des images pour rien, il faut reconnaitre que certains webmestres ont de bonnes idées.

 

La première chose qui frappe, c’est l’aspect élégant et recherché de la mise en page. Le dessinateur utilise au début trois bandes classiques, mais il y place peu d’illustrations et ne met pas plus de 6 vignettes par planche. Lorsqu’il dessine plus d’images, il le dissimule en fusionnant leurs cadres et cet artifice m’a surpris (je n’en voyais pas l’utilité). Je pense maintenant qu’il veut simplement arrêter le regard du lecteur, et ne pas le laisser parcourir rapidement les vignettes. Barry W. Smith réalise un poème en image, et c’est une suite d’illustrations qu’il faut contempler avant de suivre l’histoire.

Sur la fin du récit, le dessinateur multiplie les longues cases étirées et élégantes, qui prennent parfois toute la hauteur de la page. Il y a là une recherche esthétique que l’on pourrait considérer comme un maniérisme, mais certaines de ses « trouvailles » restent totalement appropriées au climat fantastique qu’il veut créer. Ainsi, les quatre images à décor unique montrant le chevalier traversant le mur (que l’on peu voir un peu plus haut) sont un chef d’œuvre narratif qui n’a rien de gratuit. On pourrait les qualifier de "productives" car elles illustrent de façon ingénieuse un phénomène surnaturel. Elles créent de plus un petit suspense dont la résolution apparaît dans la grande illustration de la page suivante, qui montre la pétrification du chevalier. De même, la dernière page, qui contient trois grandes cases verticales et élancées, a une apparence spectaculaire qui pourrait faire croire à un caprice de dessinateur. Ces trois images illustrent en fait à merveille la lenteur du temps qui passe, et cette statue de pierre progressivement recouverte par la végétation donne au récit une conclusion très noble (mais peut être que certains d'entre vous la trouveront terrifiante).

Avec ce récit, Barry Smith atteint l’apogée de ce que l’on peut appeler sa période « préraphaélite ». Il recherche en effet une pureté artistique du dessin, en illustrant un texte poétique, sur un thème médiéval, et en utilisant des couleurs intenses. Il crée des silhouettes minces et pâles, à la mimique alanguie, qui rappellent souvent certaines toiles de Dante Gabriel Rossetti. Chaque vignette devient un petit tableau dans lequel les personnages semblent garder la pose, avec leur maintien hiératique, leur gestuelle élégante (on peut admirer le travail du dessinateur sur les mains), et leur regard romantique (les yeux dirigés bien sûr vers le bas). L’auteur réalise enfin un exceptionnel travail sur la couleur,  et c‘est d’ailleurs cette originalité qui m’avait fasciné en 1983. On peut trouver sur le site officiel de Barry W. Smith quelques explications sur la méthode qu’il utilisait pour diriger le travail de l’imprimeur et pour obtenir des nuances et des effets totalement nouveaux pour son époque.

Le texte, rédigé dans un vieil anglais classique, n’est pas vraiment nécessaire pour comprendre cette histoire, mais il complète de façon juste cette ambiance féerique. Barry W. Smith explique qu’il voulait initialement retrouver le rythme d’un poème de Swinburne. Il avoue également que cette histoire a été dessinée pendant une période de rupture sentimentale, événement qui a bien sûr influencé l’orientation pessimiste du récit. L’auteur estime d’ailleurs que derrière une apparence angélique, cette femme de rêve pourrait finalement être la fameuse Méduse. L’amour idéal du chevalier serait alors une illusion, et sa pétrification deviendrait une farce tragique. J’ai de la peine à accepter cette interprétation, car la magie du dessin et l’ambition poétique du texte me paraissent contredire cette interprétation pessimiste. Cette chanson médiévale célèbre la quête d’un idéal d’absolu et, contrairement à Barry W. Smith, je crois que le jeune chevalier trouve une forme insolite d’amour éternel.

 

En essayant d’introduire les contraintes de l’illustration dans un récit de bandes dessinées, Barry W. Smith  a probablement réalisé son chef d’œuvre. Ce véritable marathon graphique lui a toutefois enlevé l’envie de refaire un travail semblable. En 1984, le dessinateur retourne vers les super-héros et vers Marvel où il dessine  Machine Man, reprise d’un vieux personnage de Jack Kirby. En 1987 parait Weapon X, une histoire de Wolverine dont il réalise entièrement le scénario, les crayonnés, l’encrage et les couleurs. Son dessin devient alors plus acéré, en utilisant des contours griffés et un découpage dynamique qui parait suivre l’exemple de Frank Miller.  La planche que vous pouvez voir ci-dessous illustre l'important changement de style depuis The Beguiling.

 Barry W. Smith quitte ensuite Marvel et change plusieurs fois d’éditeur. Il est engagé en 1991 chez Valiant où il crée entre autres  Archer &Armstrong, au style beaucoup plus classique et qui reste à ma connaissance inédit en français.

Cette série rencontre un grand succès mais le dessinateur quitte deux ans après cette entreprise à la politique éditoriale capricieuse. En 1993, il crée Rune, une histoire de vampire pour Malibu Comics, dont les 6 numéros ne rencontrent que peu de succès. En 1995, il se tourne vers Dark Horse Comics pour créer Barry Windsor Smith Storyteller,  un élégant comic book dans un inhabituel format géant. Trois séries,  à savoir Paradoxman, Young Gods et The Free Boosters y paraissent pendant neufs numéros. Je me rappelle d’avoir découvert quelques exemplaires de cette revue lors d’un voyage aux USA en 1996, et aujourd’hui encore, je me mords les doigts de ne pas les avoir achetés.

Depuis les années 2000, Barry W. Smith édite de temps en temps un album chez Fantagraphic, avec parfois de la BD (Adastra in Africa) ou des « art books » de la série Opus. Il est parvenu au rang de vieux maître et n’a plus rien à prouver, mais il n’a pas avoir renoncé à faire des comics. Il serait en négociation avec Marvel pour publier un nouveau « graphic novel ».

 

The Beguiling est finalement une expérience unique dans le monde de la bande dessinée, aussi bien par l’ampleur de son ambition que par l’originalité de son résultat. Depuis, bien sûr, les récits d’heroic fantasy ont évolué vers une mise en page plus baroque (avec surtout une fréquente surabondance d’effets gratuits) alors que l’impression des couleurs s’est améliorée de façon spectaculaire. Ce changement de paysage pourrait faire apparaitre ce récit un peu plus banal qu’il ne l’était autrefois, mais il reste issu d'une démarche exemplaire. A l'instar de certains critiques comme Benoit Peeters, je crois que le Neuvième Art se nourit d'une tension perpétuelle entre le tableau et le récit. Beaucoup de voies ont déjà été tracées, qu'elles soient strictement narrative (Hergé), humoristique (Franquin), parodique (Gotlib), académique (Jacobs), illustrative (Hal Foster), poétique (Herriman), synoptique (Schultz), décalée (Swarte, Chaland), visionnaire (McCay), lyrique (Druillet), déconstructive (Blutch), psychédélique (Robert Crumb, Rick Griffin), ou enfin simplement commerciale (en reprenant des recettes éprouvées). La voie artistique recherchée par Barry W. Smith me semble passionnante, même si elle est étroite et que le risque est grand d'aboutir  à une impasse. 

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20 août 2008 3 20 /08 /août /2008 07:17

Le Concerto de Croque-monsieurse situe quelques mois plus tard. Le furet est toujours affecté par sa petite taille et décide de revenir à Gutaperka. Il est aidé par un nouveau complice, le rat Evariste, et consulte le Dr Quinquet en lui demandant de guérir. L’application d’une pommade lui permet de retrouver sa grandeur après deux mois de traitement. Le furet obtient ensuite un nouveau couteau et décide allègrement de repartir en chasse.

 Le lendemain du crime, on entend à nouveau les mélodies du violon de Zagabor sur la lande, et Croque-monsieur panique immédiatement.

Le furet et son complice s’enfuient au loin et mangent des pommes comme de simples végétariens pendant quelques semaines. Evariste ne le supporte plus et revient à Gutaperka pour affronter le violoniste. Il l’assomme d’un coup de bâton et lui vole son instrument, puis retourne vers son complice sans s’apercevoir qu’il est suivi par Luminette, la luciole d’hiver. Lorsque Croque-monsieur veut s’emparer de l’instrument, il se retrouve en face d’un mystère surprenant.

 Zabagor arrive également sur place et reprend son violon sans rencontrer de résistance, car le furet est paralysé par la terreur. Croque-monsieur reste déprimé pendant quelques jours, puis son moral s’améliore lorsqu’il rencontre Zakouski, un autre carnivore.

 Un nouvel oiseau, nommé Arthur, fait irruption à Gutaperka. C’est surtout un voleur qui dérobe divers objets à Flouzemaker et Sibylline. Il s’enfuit et rencontre Zabagor qui dort sous un arbre. Il lui dérobe sans hésiter son violon et son chapeau.

Encouragé par Zakouski, Croque-monsieur entame une impressionnante série de meurtres. Il trucide joyeusement un odieux lapin capitaliste, puis c’est au tour d’une famille entière de rongeurs de se retrouver au fond d’une marmite. Zakouski et Evariste rencontrent ensuite Arthur, l’oiseau voleur qu’ils prennent pour le violoniste. Ils l’assomment à coup de gourdin et Croque-monsieur croit avoir enfin vaincu son adversaire.

 Pendant de temps, Zabagor s’inquiète de la perte son violon mais il arrive à retrouver son instrument abandonné grâce à sa luciole. En finissant son repas, Croque-monsieur s’inquiète au sujet du violon et décide de le retrouver. C’est alors qu’il se retrouve face à Zabagor !

Comme dans la première partie, Macherot fait alterner avec malice l’humour noir et la féerie enfantine. Il semble éprouver un malin plaisir à raconter cette succession de crimes, car chaque événement se termine par la description ironique d’une recette de cuisine (le lapin capitaliste est préparé « à la bonne maman » tandis que le pauvre Zagabor est cuisiné au court-bouillon). Cette voracité incessante permet à l’auteur de créer une ambiance morbide, mais elle dynamise surtout le récit car chaque rencontre avec Croque-monsieur crée une tension extrême. Dans une interview donnée au fanzine l’Age d’Or en 1990, Macherot  évoque l’exemple de la nuit du chasseur,le fameux film de Charles Laughton (avec Robert Mitchum) qu’il trouve « effrayant, terrible, mais qui en même temps ne parait pas tellement réel ». Cela pourrait être une façon de voir cette image de Verboten qui est sur le point d’être dévoré, mais pour ma part, je trouve ces ombres tout simplement terrifiantes.

 En contrepartie de cette intrigue sanglante, il y a ces poétiques petites lucioles qui donnent au violon de Zagabor une force invincible. Le récit commence d’ailleurs comme un véritable songe d’hiver, avec la découverte nocturne des lucioles, mais il se transforme ensuite en conte macabre avant de se terminer comme une farce grinçante. Avec ce mélange de naïveté et de férocité, Macherot s’inscrit dans une tradition littéraire enfantine et fantastique que l’on peut rattacher aux Contes des frères Grimm (paternité d’ailleurs revendiquée dans une interview). Il nous fait passer de l’émerveillement à l’horreur, puis de la poésie à l’humour en gardant toujours une grande simplicité de ton. C’est ainsi que j’aime cette scène nocturne qui montre nos personnages en train de suivre les lucioles. Je la trouve pleine de poésie.

 Cette histoire macabre reste d’une grande légèreté grâce à la simplicité du ton de l’auteur et surtout de son humour permanent. Macherot multiplie les gags en racontant cette suite de meurtres, et il fait un grand usage de l’ellipse (en ajoutant un commentaire narquois) afin d’éviter toute surenchère graphique (l’assassinat du faisan que l’on voit au début de ce billet l’illustre de belle manière). Par ailleurs, il n’hésite pas à faire intervenir des personnages spectateurs pour créer un effet de distanciation, telle cette grenouille qui contemple au loin le festin carnassier en déclarant que, décidément, « ils ne font que bouffer, ceux-là ! ».

Quelques pages plus loin, Macherot réutilise le même gag, et c’est un exemple de l'humour de répétition qui imprègne le récit. Il dessine aussi de petites grenouilles en bas de page qui prennent à témoin le lecteur, comme par exemple cette vignette qui montre l’oiseau voleur assommé par les rats carnivores. Cet usage de l’autodérision, qui ressemble à la manière de Gotlib, est plutôt rare dans l’œuvre de Macherot, mais elle est révélatrice de la jubilation qu’il a dû éprouver en contant cette histoire.

 Cette dérision s’exerce finalement surtout envers les méchants qui finissent par être ridicules. C’est ainsi que Croque-monsieur finit par agacer même ses complices, et leurs pensées commentent avec malice le comportement du furet. Les méchants finissent par perdre leur puissance maléfique et la morale est finalement sauve (n’oublions pas que cette histoire est parue dans un journal pour enfants).

 Le dessin de Macherot présente également une évolution de style par rapport à sa période classique. La mise en page utilise souvent quatre bandes de dimension régulière, mais le nombre de vignettes baisse car il n’y a plus qu’une ou deux images par strip. Cette diminution de la densité en illustration permet toutefois à certaines scènes d’acquérir plus de force. Par ailleurs, on peut remarquer que les personnages occupent une place plus grande à l’intérieur des cases, tandis que le décor a tendance à se simplifier. Le dessinateur se préoccupe davantage de préciser les actions ou les caractères des protagonistes que de célébrer le charme bucolique du monde animalier. Cette transformation du dessin est bien visible lorsque l’on compare deux vignettes équivalentes tirées du violon de Zagabor  et de Sibylline et la betterave, qui présentent à chaque fois Sibylline et Taboum face à un corbeau.

 Ajoutons encore une remarque sur la couleur, qui est réalisée par le studio Vittorio sur des indications du dessinateur. On ne retrouve évidemment pas les teintes franches qui caractérisaient les albums du Lombard, mais Macherot maîtrise bien toutefois ce problème. Il décrit ainsi sa méthode classique dans une ancienne interview données à Falatoff : « ce que je recherchais, ce sont des harmonies chromatiques, pour cela il fallait de grandes masses de couleurs, sans trop de détails, afin d’obtenir une belle herbe par exemple. Tout était calculé, jusqu’à la tache blanche du phylactère, jusqu’au petit nuage rose qui viendra rompre le bleu du ciel ». Dans le violon de Zagabor, il choisit une palette plus grinçante pour obtenir des contrastes dramatiques plutôt qu’un effet harmonique. Les couleurs tendres sont remplacées par des teintes sombres, et le ciel se colore d’un bleu verdâtre tandis que l’herbe se teinte de nuances métalliques. Il faut toutefois relever de nettes différences entre les couleurs du journal Spirou (où le ciel est sombre et verdâtre) et celles de l'album (où le ciel nocturne présente un bleu assez pur et plus clair). Vous pouvez le vérifier dans cette chronique car quelques images proviennent du journal (par exemple la scène des lucioles un peu plus haut), mais ces couleurs restent tout de même agressives dans l'album. Elles contribuent à l'ambiance voulue par Macherot et dans les dernières pages, Gutaperka devient un inquiétant univers violacé où la face jaunâtre de Croque-monsieur s’identifie à la cruauté.

Vous avez maintenant compris, j’espère, que le violon de Zagabor est un petit chef d’œuvre qui mérite d’être redécouvert.  Macherot a cependant réalisé de nombreux albums de cette veine, et c’est la caractéristique de cette« troisième époque » qui est évoquée dans mon introduction. Elle est non seulement méconnue, mais également difficile à comprendre car les inventions fantastiques s’y succèdent de façon surprenante alors que les nouveaux personnages paraissent de plus en plus irréels. C’est ainsi qu’après Zagabor, Macherot dessine le Kulgude dont les vedettes sont une sorcière, la méchante Zulma, Trougnou, un professeur plutôt gaffeur, et le Kulgude, étrange serpent à tête de clown, et ces trois personnages entreprennent une transmutation alchimique qui devient une farce tragique. La nuit fantastique, qui lui succède, prolonge l'exploration de ce curieux monde parallèle, et la terreur ne provient plus des carnivores agressifs (qui deviennent ridicules) mais plutôt d’inquiétants fantômes tels que le Troubadoule. Macherot semble ainsi débrider son imagination et certains récits, tels que Sibylline et Tanauzère, peuvent rendre perplexe par leur mélange de complexité et de malice. Il me faut à ce stade mentionner l'excellente chronique de David Turgeon qui considère cette succession de contes cauchemardesques comme un vaste ensemble (plus de 300 pages) qu'il intitule « le grand récit fantastique ». Il me semble juste d’admettre cette suite d’intrigues surnaturelles comme une œuvre en elle même, car les personnages se transforment et les péripéties s’imbriquent si étroitement  que certains épisodes deviennent incompréhensibles avec une lecture partielle. Il faudrait éditer cette saga en un seul volume pour que le lecteur en comprenne tous les événements. Pour l’instant, ces récits sont difficilement accessibles mais David Turgeon vient de faire un bon résumé sur son site, et cela pourra aider les amateurs désappointés par leur collection incomplète.

 

Il existe plusieurs études sur l’œuvre de Raymond Macherot, mais elles font peu de commentaires sur cette partie « souterraine » de sa production. Dans la monographie publiée par Mosquito en 1998, Jean-François Chevalier discute brièvement le violon de Zagabor et le Buffet hanté, en décrétant que « le fantastique est foncièrement d’ordre esthétique et lié à la nature ».  Il passe sous silence les derniers épisodes inédits et semble minimiser l’importance de ce « dernier opus fantastique ».

 Dans sa monographie publiée en 2002 chez l’Age d’Or, Edouard François détaille un peu plus les derniers récits de Sibylline. Il déplore l’évolution ironique de la série ou la décadence des personnages principaux et se place en nostalgique de la période classique de Macherot. En commentant le violon de Zagabor, il constate avec regret « ce monde de férocité, de crimes, de terreur, avec encore des ciels nocturnes, des nuages noirs, sans compter la neige qui n’arrange rien ».  Il n'y a en effet plus d'épopée ni de héros, et le commentateur semble perdu dans cet univers dominé par l'humour noir. Cette déception n'est pas unique et correspond, je pense,  à l’opinion actuelle de nombreux critiques.

 Un important travail reste donc à faire pour rendre justice à cette dernière partie de la carrière de Macherot. Travail critique, bien sûr, pour corriger quelques idées préconçues, mais surtout travail éditorial pour remettre ces histoires à la disposition du grand public. A ce sujet, les petits albums de 30 pages publiés par les éditions Flouzemaker ne me semblent pas suivre la formule idéale. A une époque où les intégrales se multiplient, parfois avec beaucoup d’intelligence (ainsi la récente réédition de Johan et Pirlouit), pourquoi ne pas publier une intégrale chronologique des récits de Sibylline ? Ceci permettrait non seulement de retrouver les histoires oubliées de la période dépressive, mais aussi (et surtout) de regrouper intelligemment les derniers épisodes de ce« grand récit fantastique » qui est un des joyaux oubliés de la BD franco-belge.

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18 août 2008 1 18 /08 /août /2008 06:00

Les critiques s’accordent à penser qu’il existe plusieurs périodes dans la carrière de Raymond Macherot. Il a dessiné pendant 40 ans des séries animalières, mais son style et le contenu de ses récits se sont progressivement transformés. L’auteur de Sibylline et le Murmuhr (1990) est en fait bien différent de celui qui a créé Chlorophylle et les rats noirs (1954).

 

On peut discerner, et c’est une classification personnelle, trois grandes périodes dans sa carrière. En premier, il y a une époque qu’on peut définir comme « héroï-comique ». Elle s’étend de 1954 à 1970 et se caractérise par des récits d’aventure dynamiques et inspirés, initialement destinés aux enfants. Ils se lisent facilement et sans arrière pensée, en mélangeant de façon équilibrée l’humour et l’aventure. Cette période englobe les productions du journal Tintin (avec les chefs d’œuvre de la série Chlorophylle) ainsi que les débuts au journal Spirou, comprenant Chaminou et les trois (ou quatre) premiers épisodes de Sibylline. Ce sont les années classiques de l’auteur et c’est toujours à ces œuvres que se réfèrent les critiques en évoquant Raymond Macherot.

 

En 1970, Macherot tombe dans une dépression dont les effets vont persister quelques années. Cette maladie se répercute de façon manifeste dans ses oeuvres, puisqu’il abandonne le scénario de ses propres séries. Il dessine alors Mirliton sur des scénarios de Cauvin et se fait aider par Deliège pour les aventures de Sibylline. Je prendrai ce critère pour délimiter la « période dépressive » qui va de 1970 à 1976, c’est à dire jusqu’à  Sibylline et les Cravates Noires, même si Macherot avait alors retrouvé alors la totalité de ses moyens (le scénario est encore dû à Deliège). Remarquons que cette période est également reconnaissable sur le plan graphique, car la maladie s’est répercutée sur son dessin.

 Avec Elixir le maléfique en1977, Macherot reprend en main Sibylline en la faisant évoluer vers un registre nouveau, à la fois parodique et fantastique. Les héros d’origine (Sibylline et son fiancé Taboum) perdent progressivement leur rôle prééminent et deviennent parfois des spectateurs de l’aventure principale. D’autres personnages importants, comme Verboten et Flouzemaker, voient leurs caractères et leurs rôle se transformer, et c’est ainsi que le robuste et sensé Verboten se transforme en un pantin borné et ridicule (qui coure partout en criant "pinpon pinpon"). La série perd en quelque sorte ses caractéristiques, parfois à un point tel que le lecteur y perd ses repères. Les récits deviennent plus complexes et le Bosquet Joyeux devient la terrifiante lande de Gutaperka où d’inquiétants nouveaux venus prennent la vedette. Ce sont souvent des bandits malveillants (Elixir le maléfique, Buroktratz le vampire ou Croque-monsieur le furet) mais il y a aussi des créatures surnaturelles telles le grand Troubadoule, fantôme du magicien Pistolard (transformé en buffet puis brûlé dans l’épisode du Buffet hanté) ou la curieuse Mirmy Popcorn, émanation mutique des profondeurs terrestres. Les récits de cette dernière période que j’appellerai « fantastique » échappent à la tradition du récit d’aventure ou des intrigues policières et s’apparentent à d’ironiques (ou terrifiants) contes de fée.

 

Le violon de Zagabor se place chronologiquement au début de cette dernière période qui reste mal connue. Il est malheureusement difficile de lire ces histoires car un grand nombre d’entre elles (équivalent à cinq ou six albums) n’ont été publiées que dans le journal Spirou. On peut retrouver dans le site Bandes Dessinées Oubliées la liste de ces récits, en sachant qu’ils sont tous encore inédits à partir de La nuit fantastique. Il faut ainsi se livrer à une patiente activité de collectionneur pour découvrir les surprises imaginées par Macherot dans Sibylline et Tanauzère, puis le retour d’Anathème, Mystère et frimas ou Sibylline déménage. A cela s’est ajoutée la destruction des stocks d’albums de Sibylline (en particulier les cinq derniers) après le passage de Jean Van Hamme à la tête des éditions Dupuis. Rappelons  que ce scénariste a été brièvement directeur des éditions Dupuis en 1986, et qu’une de ses décisions fût « d’élaguer le catalogue », à savoir de supprimer les séries qui se vendaient mal (ou pas assez). Un million d’albums sont passés au pilon, en incluant ceux de Sibylline qui sont devenus introuvables. Le violon de Zagabor est maintenant un livre rare et très côté.

 L’album contient en fait deux récits. Il y a en premier le violon de Zagabor proprement dit qui est un récit de 24 pages, puis le concerto de Croque-monsieur qui fait 22 pages. Les deux histoires se suivent de façon chronologique, même si une histoire courte (Flouzemaker en vacances qui est reprise dans l’album du Chapeau magique) s’est intercalée lors de la prépublication dans le journal Spirou en 1982. Je vais maintenant vous résumer ces histoires.

 

Nous sommes en hiver. La neige tombe alors que Sibylline et Taboum se promènent dans la forêt. Ils sauvent un étourneau enseveli sous la neige, puis constatent de mystérieuses lumières qui scintillent au loin dans la nuit.

Les lucioles d’hiver conduisent nos personnages vers un terrier où ils peuvent s’abriter du froid. Le lendemain, Sibylline ouvre une encyclopédie pour en savoir plus sur ces mystérieuses créatures.

 La nuit tombe, et Flouzemaker constate qu’un intrus s’est introduit dans son domicile.

C’est ainsi qu’apparaît Zabagor, le naif joueur de violon. Il fait connaissance avec les lucioles qui le prennent sous leur protection, et qui l’emmènent s’abriter chez le lapin Clotaire. Pendant ce temps, Verboten entend des coups frappés sur la porte de sa maison.

 Nous faisons connaissance avec Croque-monsieur, un furet qui vient d’arriver dans le pays. Il erre dans la nuit et rencontre les frères Tranchelard, deux prédateurs tout aussi affamés que lui. Ils décident d’entrer de force dans un terrier pour y croquer ses occupants, mais Croque-monsieur se retrouve en face de Zabagor jouant du violon.

 Croque-monsieur explique alors aux frères Tranchelard l’origine de sa terreur. Une année auparavant, il a rencontré un violoniste réputé nommé Zagabor, dont il détestait la musique. Il l’a tué d’un coup de couteau et l’a dévoré, mais le squelette de cet oiseau est venu hanter ses rêves pendant la nuit suivante. Le lendemain, son violon avait disparu, le même violon que le squelette réincarné musicien venait de jouer en face de lui. Pendant ce temps, Zabagor explique comment il est devenu possesseur de cet instrument.

 Certains mystères paraissant dès lors éclaircis, le récit se concentre sur l’affrontement de Croque-monsieur avec Zabagor. Dans un premier temps, le furet poursuit sa recherche de viande fraiche et capture Flouzemaker à l’intérieur de son domicile. Il le met dans une marmite pour en faire son repas, mais il se dispute avec ses complices sur la meilleure manière de le cuisiner.

 Un des frères mord le furet pendant la bagarre, et celui-ci se venge en tuant les deux Tranchelards. Flouzemaker en profite pour s’échapper, et Croque-monsieur se console en mangeant ses deux complices.

 

Flouzemaker alerte Veboten qui part enquêter sur place. Le hérisson est à son tour capturé par Croque-monsieur qui ne le tue pas immédiatement, car il a « trop bien mangé ». Plus loin dans la forêt, les lucioles annoncent leur départ. Une d’elles va toutefois rester avec Zabagor afin de préserver la magie du violon et de protéger les habitants de la lande.

Zabagor et ses nouveaux amis partent se promener dans la nuit, et parviennent vers l’arbre où est attaché Verboten. En revoyant le musicien, Croque-monsieur s’empare de couteau, mais il se met à rapetisser et s’enfuit sous l’emprise de la terreur.

 Remarquons au passage que ce récit assez court (24 pages) n’est pas simple à résumer. Macherot crée de singuliers personnages et déploie des phénomènes surnaturels tout en y ajoutant des explications fantaisistes. L’histoire commence de façon féérique avant de se transformer en farce macabre, et le deuxième récit de l’album va prolonger cette manière.

 

SUITE

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13 août 2008 3 13 /08 /août /2008 08:21

Grand maître de la bande dessinée néerlandaise, Marten Toonder est aussi estimé par la critique qu’ignoré du grand public. Considéré par certains commentateurs comme le « Walt Disney européen » en raison de ses BD animalières, il a créé plusieurs séries qui ont rencontré un succès international. Il a par ailleurs fondé un studio et employé quelques uns des plus grands auteurs hollandais de l’après-guerre comme Hans Kresse, Dick Matena, Henk Sprenger, The Tjong Khing, le scénariste Lo Hartog van Banda et aussi beaucoup d’autres que je connais mal.

 

Dans le monde francophone, son œuvre a surtout été publiée dans la presse quotidienne. Son œuvre maîtresse est la longue série de Tom Pouce (Tom Poes) mais celle-ci est aujourd’hui introuvable en français. Elle a été publiée pendant 30 ans sous forme de bandes quotidiennes dans la presse régionale, et il n’existe que peu de recueils. Une série de fascicules a été publiée de 1953 à 1962 aux Editions Mondiales (petits formats assez rares et très côtés) puis un album à tirage réduit a été édité par PBDI en 1992 (le Grand Barribal qui n’est plus disponible). J’ai exploré le Web sans trouver de bandes dessinées visibles, et on ne découvre que deux ou trois sites généraux plutôt avares en images. Cette absence de publications visibles ne permet pas d’avoir une opinion sur cette série qui reste un peu mystérieuse.

 

C’est ce genre d’arrière pensée qui m’a fait acheter il y a quatre ans sur eBay un fascicule de Panda qui semblait n’intéresser personne.

J’aime découvrir les vieilles bandes dessinées oubliées, aussi bien par nostalgie (revoir les images de mon enfance) que par curiosité. Il y a aussi le goût du vieux papier, ou plutôt le plaisir de se livrer à une « exploration archéologique »  des sources de la BD. Dans le cas de Panda, il s’agissait un peu de tout cela.

 

Panda a été créé en 1946 pour le quotidien De Haagsche Courant. Cette bande quotidienne était  éditée avec le texte en dessous de l’image et elle s’est poursuivie jusqu’en 1992. La série a surtout été dessinée par divers artistes du studio, Toonder ne signant que de rares épisodes lors de ses débuts. Elle a connu une diffusion mondiale, et a bien sur été publiée dans divers quotidiens français (La voix du Nord, Le Républicain Lorrain) ou belges (La Libre Belgique, Le Courrier de l’Escaut). Cependant, c’est surtout son adaptation en récit complet par les éditions Artima qui reste dans la mémoire des amateurs francophones.

 

Artima a publié 18 fascicules entre 1957 et 1959, et on trouve un dossier précis sur cette publication dans le N° 42 de Hop.  Les images d'origine sont retouchées et on y a incorporé des phylactères. Chaque fascicule contient deux histoires de Panda à l'exception des quatre premiers et du dernier numéro qui contiennent un récit d'un autre dessinateur. Dans le numéro 16  que je possède, on trouve le document secret  (20 pages) et le petit pompier (10 pages) et je vais bien sûr commencer par vous conter la première histoire.

 

Le récit se passe dans un monde animalier dont le nom n’est pas précisé. Au départ, Panda se promène dans la rue et constate qu’il est suivi par un inconnu.

 Alors qu’il croit s'être débarrassé de son poursuivant, celui-ci l’interpelle et se présente.

Pat Ozorel souhaite engager Panda comme assistant et ce dernier finit par accepter. Ils se rendent aussitôt au Ministère des Affaires Ultrasecrètes.

Le ministre leur confie une enveloppe secrète qu’il faut amener au gouvernement des Iles Occidentales. Cela implique un voyage de 4000 km et nos personnages doivent prendre le bateau. En sortant du ministère, Panda et Pat Ozorel sont pris en chasse par deux espions qu’ils essaient de distancer. Ils parviennent péniblement au bateau.

 Malheureusement, les espions suivent Panda  à bord du bateau et  essaient de leur arracher les documents secrets. Panda se défend en renversant sur eux une pile de tonneaux. Alerté par le vacarme, le capitaine constate les dégâts et finit par croire les déclarations des espions. Pat Ozorel soupçonne le capitaine d’être leur complice et décide d’inspecter sa cabine.

Le même soir, les détectives affrontent à nouveau les espions, puis ils décident de s’enfuir du navire. Ils partent au large avec une chaloupe mais ils sont poursuivis par leurs adversaires qui ont dérobé une autre barque. Lorsqu’ils sont sur le point d’être rejoints, Panda se met à manger les documents pour qu’ils ne tombent pas aux mains des ennemis.

Panda et son ami montent dans l’avion mais le pilote emmène également les espions. La bataille reprend et Panda se remet à avaler les documents.   

Le pilote de l’avion se fait assommer et l’appareil pique du nez. Les espions sautent en parachute et Panda prend le manche pour sauver l’avion.

L’avion finit par rejoindre les Iles Occidentales où le ministre est déjà sur place. Panda ne sait plus comment piloter l’appareil et il sème la panique dans la ville qu’ils traversent.

Le pilote reprend enfin ses esprits et fait atterrir l’avion sans dommage. Panda et Pat Ozorel retrouvent le ministre qui leur avoue que les documents confiés ne contenaient aucun renseignement.

Ainsi résumée, l’intrigue semble simple et assez classique, mais la lecture du fascicule est en revanche loin d’être fluide. On découvre au contraire un rythme très syncopé car l’action principale est constamment interrompue par des surprises, des gags, des chutes ou des coups de théâtre. Il faut bien sûr rappeler que Panda était une bande quotidienne de 3 images, et qu’en bon feuilletoniste, Toonder veillait à ce que chaque strip se termine par un petit suspense. On peut vérifier tout cela sur la page 7 de cette histoire, qui nous raconte la lutte des héros contre les espions à bord du bateau.

De plus, Panda était publié avec un abondant texte sous les images  et la lecture devait certainement prendre du temps au lecteur. Voici l'exemple d'un strip de Panda publié dans un journal hollandais.
La transformation de cette bande dessinée avec des phylactères a certainement accéléré la vitesse de lecture et l’histoire a perdu son rythme initial. J’en viens à penser que Panda n’est pas vraiment conçu pour être un album traditionnel avec ballons dans les images, et l’adaptation faite par Artima n’est pas très heureuse.

 

Avant de commenter le dessin des studios Toonder, il me faut préalablement citer un texte d’Alain Beyrand, spécialiste de Marten Toonder et auteur d’un article de référence dans Hop (N° 42). A son avis, les soi-disant connaisseurs apprécient mal cette série car « pendant 30 ans, ils n’ont connu et apprécié l’art de Toonder qu’à travers ces 18 recueils de cases trafiquées, étriquées, encombrées de ballons et débarrassées (…) des profondeurs et des couleurs dues à la trame ».  Il suffit d’ailleurs de comparer les images du fascicule avec l’apparence originale de Panda ci-dessous pour confirmer cette opinion.

Malgré cette excommunication péremptoire, je me risquerai tout de même à faire quelques commentaires sur la séduction du dessin de Toonder. On est bien sûr frappé par sa rondeur, son aspect moelleux et rassurant, et ce style est peut être inspiré par Walt Disney qui était la référence incontournable des années 40. Il présente bien sûr un monde animalier dont les personnages sont bien caractérisés et qui frappent par leurs grands yeux ou leur regard intense.  Leur allure innocente attire spontanément la sympathie du lecteur. De même, les « méchants » gardent une certaine bonhommie et ne sont jamais effrayants. Les personnages sont dessinés avec nuances et, malgré leur côté « mignon », ils gardent des physionomies riches en expressions variées.  Il m’est difficile d’illustrer cela avec les images de mon fascicule Panda, mais voici par exemple une galerie de portraits que j’ai glanés sur le Web.

 Les paysages sont également construits avec précision et leurs contours sont cernés avec netteté. Dans le fascicule Panda, ils sont souvent cachés par des phylactères qui dévaluent la qualité du dessin.

 Mais d’autres images montrent que Toonder peut être un illustrateur de talent. Il n’a pas travaillé sur ce récit de Panda (le dessinateur est probablement Harry Hargreaves) mais il existe des images (signées de sa main) qui révèlent une parfaite concordance entre son art et la production de son studio. Elles confirment aussi le charme de ses dessins, tel ce paysage que j’ai trouvé sur un site Web, provenant probablement de Tom Poes & Bommel

Il existe enfin un charme propre à ces récits car ils reprennent une thématique simple et universelle. Panda est petit animal honnête qui se lance dans de multiples métiers avec bonne volonté et débrouillardise. Il rencontre souvent le renard Bonhomme (absent dans notre récit) qui commence par duper le naïf héros, puis il se fait aider par un « maître » généralement gaffeur qui provoque de multiples catastrophes. Malgré tous ces avatars, Panda finit par vaincre les obstacles, car le bien et la morale triomphent toujours.  Cette éternelle victoire de l’innocence sur la perfidie s'associe à un humour permanent qui renforce bien sûr la sympathie produite par cette série.

 

Je ne me risquerai pas plus loin dans l’analyse après la lecture de ces 30 petites pages. Un livre de référence a été écrit par Alain Beyrand en 1987. Cela s’appelle « Marten Toonder l’enchanteur au quotidien » et j’ignore s’il est encore disponible. Le même auteur a par ailleurs écrit le petit dossier que l’on trouve sur Pressibus et je vous recommande de le consulter.

 

Précisons qu’après cette petite lecture « archéologique », je ne me suis pas précipité sur le web pour trouver d’autres fascicules de Panda. Cette série a certainement du charme, mais elle a aussi vieilli, et  il est probable que  Marten Toonder ne sera lu dans le futur que par des collectionneurs nostalgiques ou des intellectuels curieux (je me prononce évidement sur le monde francophone et pas sur les Pays-Bas).  Elle mériterait d’être lue dans un support qui respecte son format et ses qualités initiales mais je ne vais pas toujours répéter mon habituel couplet sur l’absence d’albums (il est regrettable qu’on ne trouve même pas quelque chose sur le Web). C’est au fonds le destin de la plupart des grands fondateurs de la BD que d’être ignorés par notre siècle,  car qui a lu en France les œuvres de Dante Quinterno, d’Antonio Rubino ou même de Richard Outcault (même si son Buster Brown a été réédité il y a une vingtaine d’années). Le grand public n’a pas encore un regard culturel sur le 9e Art et c’est bien regrettable.

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11 août 2008 1 11 /08 /août /2008 07:58

Depuis mon billet sur SOS Bagarreur, certaines discussions m’ont incité à relire les séries dessinées ultérieurement par René Follet. Je m’interrogeais sur le problème de la mise en couleur. Le dessin de l’artiste peut présenter quelques difficultés pour les coloristes, et il faut relever que les rééditions récentes des Zingari ou d’Ivan Zourine sont faites en noir et blanc.

 

Après l’échec d’Alain Brisant, René Follet retourne vers des travaux d’illustration, puis il commence une nouvelle série, les Zingari, dans le journal de Mickey dès 1973. Il dessine une douzaine de récits complets de 10 pages, sur des scénarios de Delporte,  et ceux-ci ont été repris dans le journal Spirou entre 1985 et 1987. Leur mise en couleur m’avait à l’époque séduit par son élégance et je suppose qu’elle provient du studio Vittorio (qui était le coloriste attitré du journal).

 Trois récits des Zingari ont été repris en album par l’éditeur Loup. Ils sont cette fois imprimés en noir et blanc, et il faut admettre que le dessin ne semble pas avoir été conçu pour cela. Il reste gracieux et plein de mouvement, mais on y perd la représentation des volumes, et certains détails d’arrière-plan sont moins bien visibles.

 En 1973, Follet dessine Steve Severin pour le journal hollandais Eppo (sur des scénarios de Delporte puis de Stoquart). Neuf épisodes y paraissent jusqu’en 1983, et la série reste inachevée. Trois albums sont publiés par les éditions Glénat de 1981 à 1983, avec une mise en couleur que l’on peut qualifier de « fonctionnelle », c'est-à-dire peu sophistiquée. On y trouve des aplats de couleurs vives qui simplifient le dessin. Il n’y a pas de véritable préoccupation esthétique, mais pas non plus d‘erreur grossière.

 En 1974, René Follet retourne vers le journal Tintin (où il avait dessiné quelques récits complets dans les années 50) et publie Yvan Zourine sur des scénarios de Jacques Stoquart. Deux récits de 44 pages y paraissent avec une impression de qualité standard. Les couleurs sont vives et efficaces même si elles ne sont pas d’une grande finesse. Elles ont tendance à simplifier certaines images qui deviennent mieux compréhensibles.

 Cette même série a été rééditée en 2006 dans une version noir et blanc, par les éditions Des ronds dans l’O. Voici la même séquence que ci-dessus, tirée de l’album les Ors du Caucase. Les puristes apprécieront cette édition simple et élégante, mais faut-il vraiment le préciser, je préfère la version couleur.

En 1981, René Follet reprend la succession de Jean Valhardi dans le journal Spirou. Il dessine deux longs récits de 44 pages ainsi qu’une histoire courte (Dossier X)  avant que la série ne s’arrête définitivement. Les scénarios me paraissent un peu légers, mais le dessin de Follet y  est magnifique et bien enlevé. Dans ces images tirées d’un gosse à abattre, il bénéficie d’une mise en couleur simple et harmonieuse qui utilise surtout des aplats de couleurs denses, mais on trouve aussi parfois de jolis effets de dégradés.

Et voici maintenant Edmund Bell, dont Follet a dessiné quatre albums entre 1987 et 1990. Pour la première fois, le dessinateur est aidé par une coloriste, Lucie Daniels, dont le nom apparaît sur la page titre à côté des auteurs. Dans le Diable au cou, celle-ci utilise des teintes délicates, parfois un peu ternes, qui s’accordent à merveille avec l’ambiance mystérieuse du récit.

Lucie Daniels va continuer à travailler pour René Follet pendant une dizaine d’années. C’est ainsi qu’on la retrouve dans le deuxième tome de Daddy, publié en 1992. Dans l’exemple ci-dessous, elle reste dans une gamme monochrome et utilise diverses valeurs de bleu qui conviennent à merveille pour cet épisode qui se passe au petit jour. Cette coloriste sait mettre en valeur les images de l’artiste.

 

On retrouve encore la même coloriste en 1996 dans la Passion des Défis, album qui rend hommage à la carrière d’André Citroën. Lucie Daniels utilise ici une palette colorée très large, mais elle choisit toujours des couleurs douces et compose de jolis dégradés qui restituent avec bonheur les volumes.

 Ikar parait en 1995 chez Glénat, sur un scénario de Makyo. Cette série n’a connu que deux albums, et elle reste inachevée. Le coloriste anonyme utilise des aplats de couleurs claires qui me semblent sans génie, mais ce choix reste convenable pour ce récit de science fiction qui montre une planète imaginaire.

 Le dernier album publié en couleur par René Follet est actuellement Terreur. Il raconte l’histoire de Madame Tussaud et a été édité aux éditions du Lombard en 2002. Ce récit imprimé en couleurs directes rend enfin justice au talent du dessinateur. Dans l’interview  publié par On a marché sur la Bulle en  2004, Follet explique en détail sa technique. Voici ce qu’il déclare : « je réalise une mise en place sur papier léger au crayon, j’agence la disposition des cases les unes par rapport aux autres. A partir de ces projets, je réparti un crayonné qui souvent s’éloigne assez fortement du projet primitif. Au final, j’appose la couleur sur ce crayonné assez poussé ». Il précise encore qu’il travaille avec l’acrylique, et que son « ambition est d’abandonner complètement le support du contour de manière à ne procéder plus que par contraste; une couleur foncée, une couleur claire qui constituent des volumes ». Le maître ayant parlé, il n’y a plus qu’à contempler le résultat qui est magnifique.

Deux nouveaus albums ont été publiés après Terreur. Il s'agit de Shelena, édité par Casterman en 2005 avec de superbes couleurs directes, puis de L'étoile du soldat qui est sorti en 2007 chez le même éditeur. Je ne possède pas ces albums et ne peux donc pas vous montrer des images.

Pour conclure
, je voulais simplement amender les conclusions de mon billet précédent qui plaidaient pour une édition en noir et blanc de cet auteur. Les bandes dessinées de René Follet me semblent plutôt faites pour la couleur, car elle apporte au dessin plus de volume et de nuances. Cette colorisation comporte toutefois de nombreux pièges (choix erronés, simplifications abusives, épaississement du dessin) et elle ne peut pas être laissée à des tâcherons sans envergure. La réédition d’anciennes bandes dessinées en noir et blanc permet de contourner ces difficultés, et c’est d’ailleurs un choix rationnel sur le plan économique (les petits éditeurs  doivent limiter leurs frais) mais l’objectif suprême reste quand même de valoriser le travail de l’artiste. Les techniques actuelles d'impression permettent facilement de reproduire des planches avec leurs couleurs initiales. Cela pourrait être un bon choix pour une série comme les Zingari mais cette solution est moins souhaitable pour SOS Bagarreur. Comme il est difficilement imaginable de refaire la couleur de ces œuvres anciennes, la réédition des premières BD de René Follet devient un défi pour le futur, et il faut rendre hommage à ceux qui osent le relever.

Voilà ! C'est maintenant terminé avec René Follet et dans deux jours, il y aura une véritable nouvelle chronique. A bientôt.

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